lettrisme ROLAND SABATIER

 
 

QUELLE EXPOSITION POUR LE LETTRISME ?

Entretien de Roland Sabatier avec Philippe Blanchon



Philippe Blanchon : — Commençons par ce dont chacun prendra connaissance en premier lieu, avant même de découvrir l’exposition ou le catalogue, à savoir son titre : « Le Lettrisme, vue d’ensemble sur quelques dépassements précis ». Je crois qu’il en dit long sur ta démarche ici…

Roland Sabatier : — Je le souhaite en tout cas, mais s’il y parvient, c’est moins sur ma propre démarche que sur la réalité complexe ainsi que sur la particularité créatrice du mouvement auquel il renvoie. Le « Lettrisme » y est affirmé d’emblée, mais les termes qui y sont joints tendent à nuancer la portée globale que cette dénomination même pourrait suggérer, et qui est celle par laquelle, pourtant, on en perpétue l’ensemble de ses apports. Cette restriction tendant à prévenir que l’activité de ce mouvement ne se limite pas à l’acception immédiate de ce vocable ni à ce qui est présenté. En fait, il tend à soutenir l’idée que l’exposition à laquelle il introduit n’est pas une rétrospective du Lettrisme, mais, plutôt, une image générale, survolée de ce mouvement qui, nécessairement, laisse échapper un certain nombre de figures et de réalisations importantes de son histoire pour n’en montrer que quelques-unes. Il ne s’agit donc, ici, que de faire état, à un instant précis, de différents moments de cette histoire et, à partir de quelques-uns des exemples pris parmi ceux qui ont participé à sa vie et à son évolution, de 1944 à aujourd’hui, de produire un choix suffisamment représentatif pour informer sur la valeur des positions et la diversité des propositions de ce mouvement d’avant-garde qui demeure encore et obstinément méconnu. La créativité se manifestant depuis toujours sous la forme du dépassement de l’acquis, le titre intègre également ce concept afin de perpétuer l’affirmation de la certitude vérifiée défendue depuis son origine par le Lettrisme et, en même temps, la hauteur avec laquelle elle a constamment été mise en avant par ses différents auteurs.


P.B. : — Je crois que nous sommes d’accord pour reconnaître la complexité et la spécificité d’un tel mouvement. Les lettristes eux-mêmes ne manquent pas de souligner que cette éclosion élargie à l'ensemble des secteurs de la culture peut rappeler celle qui nous est parvenue sous le nom de Renaissance. Devant un tel foisonnement, chaque tentative de monter une exposition autour du Lettrisme suppose des partis pris, impose des choix.

R.S. : — Tu as raison de souligner la difficulté de circonscrire les apports du Lettrisme, car ceux-ci sont nombreux et introduits dans les cadres de disciplines sans rapport aucun les unes avec les autres, comme les arts, la réflexion esthétique, l’économie politique, la philosophie ou la psychologie. La remise en question de l’acquis est considérable et l’ampleur de la démarche, le fait qu’elle est dite être fondée sur une méthode de création inédite, La Créatique ou la Novatique d’Isidore Isou, contribue à en véhiculer une image peu habituelle et, d’une certaine manière impénétrable, du moins tant qu’elle n’est pas envisagée de l’intérieur ou propagée à l’extérieur au travers d’un enseignement. L’impression d’inaccessibilité demeure liée au fait que l‘on persiste à voir ce mouvement à l’aune de ce qu’étaient les mouvements antérieurs, le Cubisme, l’Impressionnisme ou même le Surréalisme, sans saisir que pour parvenir à cette compréhension, il est nécessaire d’oublier la notion générale de « Lettrisme » pour n’envisager ses apports que dans leurs relations avec des disciplines précises. Car, dans chacune, cette école dévoile un certain nombre de créations, c’est-à-dire des inventions ou des découvertes, qui rejoignent, tout en les dépassant, les créations acquises. Ajoutant des valeurs nouvelles aux valeurs passées, son rôle n’a jamais consisté qu’à poursuivre créativement les contenus de secteurs déterminés des différentes disciplines du Savoir pour en élargir les richesses. Comme continuation organique de l’histoire passée, le Lettrisme devra regarder tout le monde, même si, pour l’instant encore, il n’est vu que par quelques-uns. Naturellement, la nature holistique d’un tel programme le rend difficile à maîtriser et, à plus de raisons encore, à le rendre compréhensible dans le cadre étroit d’une seule exposition, ceci justifiant le choix du resserrement de la présente manifestation aux expressions plastiques - hypergraphiques et infinitésimales - et, plus marginalement, à l’extension de ces dernières à quelques autres arts visuels comme le cinéma ou la photographie. C’est au catalogue, attaché à l’exposition, que revient dans une certaine mesure la charge de rendre compte, par des textes et des documents, du contexte général dans lequel ces œuvres s’inscrivent et dans lequel, habituellement, elles puisent leurs thèmes.

Même si l’invention et la découverte se sont manifestées de manière continue depuis l’origine de l’humanité, du point de vue dont nous parlons la Renaissance incarne certainement l’exemple le plus proche du Lettrisme que l’on peut trouver dans le passé. Mais au XVe et au XVIe siècles les Européens n’avaient pas conscience de leur identité culturelle et personne ne parlait de « renaissance », sans doute même n’étaient-ils que quelques-uns à connaître et à comprendre l’inédit qui se profilait à ce moment-là dans certains secteurs précis du Savoir, comme la poésie, le roman, le théâtre, la médecine, l’astronomie, la peinture et l’architecture, la philosophie ou encore la cartographie. Des créations comme celles de l’Arioste, Pétrarque, Marlowe, Paracelse, Michel-Ange, Copernic, Bramante, Bacon, Machiavel, ou encore Mercator, n’ont aucun point commun, sinon, comme tous les porteurs de novations, celui d’avoir été conçues à partir d’un même processus créatif, d’ailleurs accompli empiriquement et situé au-delà des procédés de la simple logique. La vision d’ensemble n’a été perçue que plus tard, après, justement, que l’on ait étudié, classé, ces avancées et leurs auteurs dans l’histoire de chacun des secteurs partiels où ils se sont manifestés. C’est un même positionnement qui fait défaut au Lettrisme encore aujourd’hui où sa peinture, sa poésie et son cinéma, largement copiés, figurent à peine dans les encyclopédies, tandis que ses apports dans l’économie, la chorégraphie ou la psychologie sont occultés. Par ailleurs, contrairement au Lettrisme qui n’a jamais bénéficié de protection ou de soutien, les créateurs de la Renaissance étaient reconnus et littéralement portés par des Médicis, des Borgia ou des François 1er qui les soutenaient en favorisant leurs découvertes.

Aujourd’hui, le terme générique de « lettrisme », conservé pour des raisons de médiatisation, fonctionne un peu comme celui de « renaissance ». De ce seul point de vue, la différence réside dans le fait que, dans ce dernier, de multiples créateurs se manifestaient, chacun avec leurs disciples, dans des branches différentes de la culture, alors que dans le premier, c’est un unique créateur qui, en général avec de mêmes disciples poursuit l’avancée de ces mêmes branches. Aspirer à la présentation, dans le seul cadre d’une exposition, de tout ce que ce mouvement sous-tend est aussi improbable que de vouloir rendre compte de l’ensemble qui, dans les mêmes circonstances, constitue la Renaissance. Je tente cette comparaison afin de rendre intelligible l’idée générale du Lettrisme, sans perdre de vue le fait qu’elle pourra paraître forcée, voire désopilante, aux yeux de certains. C’est seulement plus tard que l’on prendra la mesure réelle de sa vraisemblance.


P. B.  : — L’accès au Lettrisme se fait parfois par des mouvements ou des individualités ayant eu des relations avec le Lettrisme avant de rentrer, parfois, en conflit avec lui ou de l’occulter. Ainsi concernant les œuvres présentes dans cette exposition, peux-tu nous en dire plus sur ce qui t’a motivé quant aux œuvres choisies et à leurs auteurs ?

R.S. : — Mon souhait était de produire une manifestation axée autant sur la créativité que sur la plus grande diversité, et le choix en a été conditionné par différents paramètres. Le plus important a été déterminé par la configuration et la superficie des huit salles de la Villa Tamaris qui excluaient la présentation simultanée d’un très grand nombre d’œuvres, et qui ne me permettaient pas, non plus, comme je le souhaitais à l’origine, de consacrer une salle par participant en laissant à chacun le loisir de l’aménager à sa convenance. Un autre paramètre, non moins important, restait lié au choix des artistes : retenir uniquement ceux du groupe actuel, tel qu’il était constitué à la mort d’Isou en juillet 2007, et qui, avec de nouveau venus, réunit ceux qui n’ont jamais renoncé au noyau central, ou leur ajouter de plus anciens qui sont restés un temps avec eux avant de s’en écarter définitivement. Le fait de tout montrer, outre qu’il aurait connoté la manifestation du sens d’une rétrospective, ce que je ne souhaitais pas, aboutissait pratiquement à ne montrer que très peu d’œuvres de chacun en risquant d’affirmer des disproportions injustes dans la représentation de ses intervenants. De plus, un tel montage obligeait à une présentation inesthétique, arbitraire, sans doute inopérante et contraire au but recherché de fluidité.

Excluant donc cette dernière possibilité, il ne restait plus qu’à privilégier la première qui consistait à ne rassembler autour d’Isou que ceux qui constituaient le groupe « officiel », tel que lui-même l’avait défini et tel qu’il souhaitait que nous le définissions nous-mêmes. C’est ainsi, qu’en dehors d’Isou naturellement, et de moi-même, l’exposition regroupe Gabriel Pomerand, Micheline Hachette, Alain Satié, Jean-Pierre Gillard, François Poyet, Gérard-Philippe Broutin, Anne-Catherine Caron, Woodie Roehmer, Virginie Caraven et, également, Damien Dion qui s’est joint à nous depuis peu. Autant d’artistes qui se sont élevés au-dessus de la masse des producteurs des domaines visuels pour construire, à des degrés différents, de multiples facettes des vastes territoires neufs proposés par Isou — que lui-même, seul, ne pouvait explorer complètement, même s’il en a toujours été le premier expérimentateur — pour leur dévoiler une multitude de nuances créatrices et de développements inédits. Cette sélection, donnée donc comme un choix, peut apparaître aujourd’hui discutable, pourtant, elle n’en privilégie pas moins une « orthodoxie » axée sur une cohérence qui ne saurait être située en retrait par rapport à la réalité objective de ce mouvement, cela même si, en tant que telle, elle s’oppose à la vision plus large, sociologisante, que nous proposent certains « amis» du Lettrisme qui considèrent mieux pouvoir comprendre l’excellence de ce mouvement, alors que se fondant sur des critères partiels et flous, ils ne me semblent pas parvenir encore à en saisir parfaitement ses a priori multiplicateurs profonds. Pour preuve, leur défense du Lettrisme qui s’effectue en même temps que leur défense de groupes ou de réalisateurs que le Lettrisme combat ou qui sont opposés à lui.

Il demeure néanmoins à mon crédit le fait d’avoir retenu dans l’œuvre de chacune des personnalités présentées les quelques pièces ou ensembles, généralement de grands formats, qui me semblaient les plus représentatifs, les plus emblématiques d’apports particuliers, précis, cela, sans ne jamais perdre de vue la nécessité de démontrer la diversité, c’est-à-dire la richesse des formes propres au Lettrisme visuel et à son évolution vers des voies plus avancées encore. À cet impératif, les œuvres choisies me semblent répondre efficacement, dans le sens où, même sans compter la présence d’Isou qui est fortement marquée — avec notamment la reconstitution de son exposition consacrée à l’Art supertemporel, en 1960 à la galerie l’Atome —, elles couvrent l’étendue constructive et destructive, effectuée sur plusieurs décennies, des arts des signes et de l’imaginaire, fondés sur la méca-esthétique et le supertemporel. En fait, plus qu’un choix de noms déterminés, cette exposition reste, dans les intentions mêmes qui ont présidé à son élaboration, un choix d’œuvres.

Si, jusqu’à présent, certains s’accordaient à affirmer, toujours, que les théories du Lettrisme prévalaient sur des œuvres qui n’existaient pas, il est à espérer qu’avec cette exposition un plus grand nombre découvrira qu’en dehors des théories, mais en complémentarité avec elles, des œuvres majeures existent et s’imposent. C’est en le détail de cette sélection, et dans un certain sens peut-être, que je rejoins ta remarque première qui suggérait que le titre de l’exposition pourrait en dire long sur moi-même et sur ma démarche.


P.B. : — Un tel choix, s’il permet de découvrir un grand nombre de propositions, en lui-même et, notamment, à l’intérieur de l’œuvre de chacun des artistes, ne fait-il pas état, également, d’une dispersion formelle qui occulte la caractéristique essentielle, reconnaissable, de ce mouvement ?

R.S. : — Justement, contrairement aux groupes passés, ce mouvement ne se fonde pas sur une caractéristique formelle unique. Bien que pratiquées par les mêmes auteurs, les œuvres mises en  jeu concernent au moins deux arts distincts, l’hypergraphie et l’art infinitésimal, dont chacune n’explore qu’une infime partie de l’étendue de leur développement possible. Je demeure conscient que leur cohabitation n’en simplifie pas l’approche, mais, comme pour toutes les œuvres passées, celles-ci doivent être envisagées par rapport aux théories et manifestes à partir desquels elles ont pu être conçues. Or, le maximum d’explications à leur sujet et, notamment, le secteur formel dans lequel elles s’inscrivent sont exposés dans le catalogue. Au sein de ce double ensemble, chaque artiste figure avec ses réalisations représentatives dans ces deux arts, de la même manière que peuvent l’être Van Gogh, Matisse ou Dali dans une histoire de la peinture antérieure.


P.B. : — Il est d’autres artistes dont on pouvait s’attendre à la présence, Maurice Lemaître, par exemple, mais aussi certains anciens, comme Dufrêne, Wolman et Brau, qui, par ailleurs, ont quitté le mouvement.

R.S : — J’ai souhaité voir Lemaître figurer dans l’exposition ne serait-ce qu’avec certaines de ses œuvres qui sont la propriété de différents collectionneurs. La proposition que je lui ai adressée ne concernait donc que l’obtention de son autorisation pour présenter ces réalisations et les reproduire avec plusieurs de ses écrits et documents dans le catalogue. Alors qu’en 1993 il avait accepté de participer à la représentation du groupe à la Biennale de Venise, dont j’étais déjà le commissaire à l’invitation d’Achille Bonito Oliva, cette fois, il m’a fait répondre qu’il ne le pouvait pas, cela au nom d’un différend ancien datant du début des années 1980 qui, selon lui, ne serait pas encore résolu. J’ai pensé un moment me dispenser de sa réponse et exposer malgré tout ses toiles, mais, d’une part, au sens strict de l’application du droit d’auteur, une présentation publique d’œuvres plastiques ne peut s’entreprendre sans l’accord de l’artiste, et, d’autre part, à aucun moment, ce camarade ne m’a semblé vouloir engager la discussion au sujet des reproductions d’œuvres et de documents que je lui demandais de me confier et sur lesquels s’exerce également ce même droit. Sachant qu’à l’occasion d’un ouvrage sur le cinéma, il avait déjà interdit toute reproduction de ses réalisations, plutôt que de courir le risque de créer de nouveaux malentendus avec lui et de ne reproduire dans le catalogue de l’exposition que les quelques rares documents que je possède — ce qui aurait été réducteur pour lui et ridicule de ma part —, j’ai dû me résigner à renoncer à sa présence.

Il y a des problèmes, ce n’est pas nouveau et dans le passé ils ont été nombreux, notamment entre Isou et Lemaître qui souvent, en raison de ces conflits, ont conduit le second à ne pas figurer dans des expositions ou des publications. D’ailleurs, les différends entre eux se sont amplifiés au cours de ces vingt dernières années à tel point que le créateur du Lettrisme n’intégrait plus son ancien camarade de combat dans le cadre des secteurs neufs qu’il découvrait et en était arrivé même à ne plus le considérer comme faisant partie du groupe. Différents et nombreux écrits d’Isou portant sur des analyses critiques de, selon lui, certaines prétentions de son disciple justifiant à ses yeux cette attitude. Mais ce n’est pas parce que des problèmes irrésolus opposent certains d’entre nous que nous devons attendre que ces différends soient totalement réglés pour poursuivre l’avancée sociale du Lettrisme et de ses conceptions, sinon jamais rien n’aurait été accompli. Je pense que les idées doivent aujourd’hui, au point où nous en sommes encore de notre évolution sociale, l’emporter sur les êtres, car ce sont elles qui désigneront plus tard les meilleurs de ces derniers. La « loi du responsable » qu’Isou a conçue et imposée, dès le début des années 1960, rendait déjà légitime cette nécessité. J’ajoute que ces mésententes ne peuvent pas, à mon sens, être apparentées à des querelles de couples aux relations usées par le temps. Ce sont des conflits entre des créateurs de niveaux différents et autant chaque problème posé par Lemaître était intéressant, dans le sens où il explorait l’inconnu, autant les réponses qu’Isou lui apportait l’étaient encore plus du fait que ses répliques approfondissent des pans entiers d’un savoir inédit par des précisions nouvelles. Cela dit, ou même en dehors de cela, chacun est libre de participer ou non à une exposition collective. Moi-même, quelquefois, par manque de temps ou pour d’autres raisons, il m’est arrivé de ne pas accepter de m’intégrer à certaines manifestations.

Maintenant, nous avons aussi ceux que tu nommes des « anciens lettristes » au nombre desquels il faudrait également, parmi d’autres, intégrer les noms de Jacques Spacagna et de Roberto Altmann auxquels j’ai longtemps été associé. Pour les raisons que j’aie expliquées plus haut, aucun ne figure dans l’exposition, mais il est vrai que tous ont rallié un temps le Lettrisme et que dans le cadre de cette adhésion, en dehors de leurs affirmations erronées de dépassements au nom desquelles ils jugeaient certaines théories du Lettrisme comme des « foutaises esthétiques » — l’aphonisme, le supertemporel, la méca-esthétique, par exemple —, ils ont réalisé quelques œuvres et participé à des manifestations. Si, dans une relation rétrospective, on veut à tout prix les considérer, à mon sens, on ne le peut qu’à tenir compte de ce qu’ils ont réellement et concrètement accompli d’inédit dans le temps où ils ont agi à l’intérieur de ce mouvement et, avec précision, uniquement dans les rares et limités secteurs de l’époque où ils sont intervenus objectivement.

Cette détermination implique l’étude de leurs propositions, non en elles-mêmes, comme certains le font aujourd’hui, mais dans leurs étroits rapports avec les conceptions du Lettrisme, en excluant tout ce qui chez eux est extérieur à ces conceptions, y compris certaines de leurs réalisations « orthodoxes » qui ont été discutées du point de vue de la créativité et même mises en doute, par Isou, notamment, mais également par d’autres lettristes, dans de nombreux articles ou ouvrages.

Une telle investigation, qui aurait de toute façon été accomplie plus tard par des historiens honnêtes et progressistes, montre que ce qu’ils ont dévoilé de nuances inédites, dignes de se perpétuer, reste minuscule au regard de l’immensité des possibilités que ces secteurs du savoir laissaient espérer dès l’origine de leur exploration et que des artistes plus jeunes ont développées par la suite. Il ne faut pas oublier que ces personnalités n’ont jamais été exclues du groupe, mais qu’elles s’en sont retirées volontairement, définitivement pour Wolman, Brau et Dufrêne, notamment, en 1964, au prétexte, comme eux-mêmes l’ont écrit dans leur déclaration commune du catalogue de l’exposition Stadler, que, ne voyant plus en Isou que « l’ancien combattant » auquel ils déniaient « le droit de parler au nom d’un mouvement qui n’existe pas », celui-ci n’avait « pas su comprendre le Lettrisme », ce « Lettrisme qui s’accomplit aujourd’hui malgré lui. » Le premier, par exemple, confiait en 1972, dans Lettrisme et hypergraphie, n’avoir jamais partagé les conceptions isouiennes de l’art plastique et que son appartenance au groupe aurait été déterminée plus par les avantages pratiques que cela supposait que par une véritable adéquation à la théorie.

Du Lettrisme, on sait le peu qu’ils ont fait. On sait mieux ce que par la suite, hors de lui et contre lui, ils ont accompli. Dès lors, pourquoi, aujourd’hui, les figer dans un mouvement — qui, « n’existait pas », selon eux — auquel ils avaient renoncé et aux côtés duquel, eux-mêmes, exigeaient explicitement de ne pas figurer ? La question peut rester posée, mais, la surdétermination, passée et surtout actuelle, qui est faite de leur place et de leur importance dans le Lettrisme, souvent effectuée au nom de leur seule opposition est absurde, car elle s’accomplit au détriment d’Isou dont les apports dans le cinéma, le théâtre, l’art plastique ou l’économie ont une autre envergure que les minuscules nuances de chacun d’eux ; par ailleurs, cette surévaluation est falsificatrice à l’égard des lettristes suivants qui ont apporté des nuances plus importantes et en plus grand nombre. En réalité, pendant que ces soi-disant « lettristes historiques » reculaient tout en débitant des ordures à l’encontre de ce qu’ils avaient auparavant adoré, le véritable travail de création et de propagation a été poursuivi et développé, d’abord, par Isou, qui a élargi et même dépassé ses conceptions premières par de nouveaux apports; ensuite, par de nouveaux venus qui durant près de cinq dizaines d’années ont construit différentes facettes de leur édification et de leur propagation. L’exception est Gabriel Pomerand, le disciple de l’origine et organisateur avec Isou et Georges Poulos des premières manifestations de 1946 qui, même s’il ne s’est plus manifesté depuis 1952, et justement parce qu’il n’a jamais renié les conceptions du Mouvement, conserve à nos yeux une place historique prévilégiée.


P.B. : — Nombreux, parmi ceux qui s’approchent du Lettrisme aujourd’hui, semblent considérer ce mouvement au nom des seuls apports premiers d’Isou et surtout de la présence des lettristes des origines qui, d’ailleurs, très rapidement, ont quitté le groupe ?

R.S. : – Cela est certain. Je suis opposé à cette manière d’envisager l’Histoire du Lettrisme. Une telle vision est contraire à la réalité fondamentale de ce mouvement qui, explicitement et depuis sa naissance, fonde l’ensemble de ses apports sur la notion d’une créativité en extension permanente qui conduit chaque apport à se dépasser dans de toujours nouveaux. En n’envisageant que les arts visuels, par exemple, si la peinture lettriste naît en 1944-45, elle sera élargie en 1950 par l’univers de l’art hypergraphique, lui-même dépassé en 1956, par l’art infinitésimal qui à son tour se verra développé en 1992 par la structure inédite de l’Excoordisme. En dehors de l’art plastique, les composants de ces arts autonomes pénétreront le roman en 1950, la chorégraphie en 1960, l’architecture en 1966. Par ailleurs, la polythanasie esthétique et le polyautomatisme ne seront théorisés qu’en 1963 et 1966, la théorie du supertemporel, qui définit la place de l’intervention du public dans l’œuvre d’art, date de 1960, la conception de la psychokladologie est parue en 1972, la Créatique ou la Novatique, en 1976, etc. Tous ces champs, encore aujourd’hui, demeurent ouverts à d’innombrables et nécessaires explorations à venir.

Jusqu’à sa mort, Isou n’a jamais cessé d’innover et, à l’égard du Savoir, ses apports récents me paraissent aussi importants et aussi déterminants pour le futur que ses apports passés. Et je pense que certains lettristes actuels ont mieux compris l’ensemble de ces apports, qu’ils les explorent mieux, plus complètement et plus justement, que ne l’avaient fait les « lettristes de l’origine » qui souvent, justement, méprisaient certaines de ses propositions pour finalement finir par se séparer de leur promoteur, disparaître ou revenir vers des expressions antérieures. C’est donc faire preuve d’une incompréhension totale du Lettrisme et de son importance que de vouloir en figer son évolution à ses quelques premières années et à seulement quelques-uns de ses apports et de ses acteurs. En fait, les tenants de cette interprétation ne font que reprendre pour les perpétuer les vues de certains lettristes des années 50 qui, comme tu le relèves, ont renoncé au groupe premier qu’ils ne jugeaient plus suffisamment novateur pour créer de nouveaux groupes qui, en réalité, n’étaient d’emblée que des amalgames néo-dadaïstes ou sous marxistes, inférieurs au Lettrisme.

Et c’est pour valoriser ces programmes, proclamés par eux, du fait de leurs succès, comme des avancées nouvelles, que certains organisateurs d’expositions, critiques ou historiens, décrètent, aujourd’hui — d’ailleurs plus au nom des allures subversives, vagues, romantiques et faussement géniales des acteurs de cette époque, qu’au nom de leurs valeurs formelles —, que le Lettrisme aurait cessé d’innover à une date donnée. De plus — et c’est là la résultante aberrante supplémentaire de leur incompréhension —, à ceux qui se sont séparés du Lettrisme, ils associent des abstraits, des nouveaux réalistes ou des expressionnistes « cobra » dans ce pseudo dépassement. Tous ces penseurs qui croient écrire l’histoire de l’art moderne me rappellent Gombrich qui, dans son Histoire de la peinture, de 1964, publiée en dix-huit langues, ne consacrait que dix lignes à Dada pour déclarer, sans citer même Duchamp, qu’à l’exception du cubisto-expressionniste Schwitters (?), tous les artistes de ce groupe étaient des « bricoleurs » insignifiants.


P.B. : — Tu es déjà un ancien artiste du groupe lettriste et, à ce titre, plusieurs de tes œuvres figurent dans cette exposition. En même temps, tu en es le commissaire, c’est-à-dire celui qui conçoit la manifestation et en choisit autant les participants que les œuvres. Cette pratique n’est pas courante, notamment en France.

R.S. : — Cela m’a été reproché, effectivement, au Ministère de la Culture notamment où l’on m’a affirmé que j’étais trop à l’intérieur pour voir le Lettrisme de l’extérieur, c’est-à-dire, sans doute, le voir objectivement (rires). Une telle conception est ridicule, car ceux qui ont voulu voir la microbiologie de l’extérieur condamnaient Pasteur au nom de la « génération spontanée », alors que ceux qui la voyaient de l’intérieur sont devenus des Roux, des Duclaux, des Koch, ou des Fleming. Il semble que ce soit un problème français propre aux arts plastiques et lié sans doute aux comportements « romantiques » et égocentriques des artistes passés, car les écrivains d’aujourd’hui sont souvent lecteurs, directeurs de collection ou éditeurs, les réalisateurs, les acteurs, les musiciens produisent des rétrospectives de leur art ou organisent des festivals sans que personne n’y trouve à redire. Il n’est qu’à voir les collections que des Breton, des Picasso, des Matta, des Aragon ou des Max Ernst ont pu constituer au cours de leur vie pour comprendre que les artistes attachés à de grands mouvements ont toujours fait preuve d’une plus grande intelligence et justesse de vues que les spécialistes, qui ont attendu que ces auteurs soient reconnus pour louer leurs œuvres, les intégrer dans les musées ou leur consacrer des expositions. Les manifestations du Surréalisme organisées par l’auteur de Nadja ou par Marcel Duchamp étaient créativement infiniment plus justes que celles qu’ont organisé des critiques détachés du groupe, comme Patrick Walberg, par exemple, que Breton a dénoncé. Sans m’identifier à eux, il reste que mes choix s’effectuent au nom de la créativité, qui est hors de moi, mais vers laquelle je me suis déplacé, et tu m’accorderas que, de ma position déjà ancienne dans ce mouvement, je suis certainement mieux placé pour parler du Lettrisme et de sa complexité que ces professionnels de l’art qui, encore aujourd’hui, en ignorent tout et qui jugent et sélectionnent ses œuvres, en quelques mots, en fonction de leurs seuls goûts, de la sociologie ou de la relation affective.


P. B. — Aujourd’hui, les voies d’accès au Lettrisme se multiplient. Néanmoins, et étrangement, ces voies sont parfois, et le plus souvent partielles et partiales. Comment expliques-tu que ne soit pas davantage tentée l’approche du Lettrisme intrinsèquement ?

R.S. — Il est vrai que, depuis longtemps, mais plus encore depuis la disparition d’Isou, les définitions du Lettrisme se multiplient. Toutes s’énoncent sur le ton de la certitude objective alors que véritablement leurs auteurs ne font qu’émettre à son sujet que de simples points de vue. Ce faisant, tous, au nom de leur passage ancien dans ses rangs ou de la position supérieure à partir de laquelle ils croient pouvoir le juger, peuvent donner l’impression de produire sur ce mouvement des explications intrinsèques. Quoi qu’ils s’en défendent, les gens, mêmes spécialistes de l’art, semblent ne pas parvenir à saisir complètement ce qui est à la base des créations du Lettrisme, très précisément le principe de la créativité dont ils altèrent la valeur exclusive, déterminante, par la superposition d’expressions productives ou de sentiments personnels partiels. Ils naviguent complaisamment et sans discernement entre l’art, qui est un cadre de recherches fondamentales, au même titre que la chimie ou l’économie, et le loisir ou le divertissement, tout aussi utile sur le plan du quotidien, mais inférieur à la création formelle authentique dont il s’inspire pour l’adapter, c’est-à-dire le diluer, aux besoins humains passagers.

Pour eux, il semble que l’art est avant tout le cadre privilégié de la liberté en ignorant que, dès l’origine, celui-ci commençait déjà à être prisonnier de son passé. En réalité, la notion de Beauté ne nous est pas intégrée, mais résulte de l’organisation particulière d’un certain nombre de composants qui nous sont extérieurs et que seule la culture parvient à rendre compréhensibles. Dans ce contexte, avec le temps et l’accumulation des écoles formelles successives, les arts exigent, aujourd’hui, de plus en plus de rigueur et davantage d’efforts. Matisse et Picasso, respectivement en 1905 et 1907, s’imposaient avec le Fauvisme et le Cubisme comme les êtres les plus intelligents du monde dans leur discipline, pourtant, ce statut ne les a pas empêchés d’être fermés, voire hostiles à l’égard des écoles abstraites, dadaïstes et surréalistes, venues après eux et apportées par d’autres qui n’ont pu aller plus loin qu’en ayant mieux compris les apports de leurs aînés. Si eux n’ont pas compris, comment veut-on que des gens qui n’ont jamais été Matisse ou Picasso puissent comprendre quelque chose à tout cela ?

L’intrinsèque authentique auquel tu penses ne s’obtient que par la connaissance approfondie, évaluée sur ce plan, des différents contenus des branches du Savoir. Or, pour l’énoncer, il faut le connaître et l’avoir intégré. À lire ce que je lis, je suis loin de penser qu’a encore été atteint cet « l’intrinsèque authentique » des ready-mades de Duchamp qui datent pourtant du début du siècle dernier, sinon on ne cultiverait pas comme cela se fait, ses imitateurs les plus dilués.


P. B : — Tout cela ne rend-il pas plus obscure encore l’approche du Lettrisme ?

R.S. : —Bien sûr, mais que faire ? La confusion est considérable et tant que l’invention et la découverte ne seront pas parfaitement identifiées par rapport à la production banale et au divertissement, il en sera toujours ainsi. Cela demande du temps et, à l’évidence, ce sera là, sans doute, à l’égard des arts, mais aussi de l’ensemble des autres disciplines, le plus grand combat pour les générations de demain.


P.B. :— Comment vois-tu ce mouvement dans l’avenir ?

R.S. :— Dans un premier temps, mais toujours sur fond des désordres de « l’art contemporain », les lettristes actuels ou quelques-uns d’entre eux, poursuivront, sans doute avec l’aide de nouveaux venus, l’exploration des territoires inédits dont l’édification est loin d’être achevée. Viendra ensuite, notamment sous la poussée de nouvelles générations qui seront plus exigeantes que la nôtre, une période au cours de laquelle les valeurs et les œuvres du Lettrisme imposeront progressivement ce mouvement comme un des mouvements classiques les plus importants. À ce moment-là, et alors que ses imitateurs ne manqueront pas de se multiplier, il faudra s’attendre à voir ses apports progressivement dépassés par de nouveaux, qui, de toute façon, ne pourront être conçus que par des êtres, sortis du Lettrisme ou non, qui en auront maîtrisé parfaitement toutes les nuances de sa réalité profonde.


(Extrait d’un entretien réalisé en janvier 2010, publié in "Lettrisme:vue 'ensemble sur quelques dépassements précis (1944-2010)", Ed. Villa Tamaris Centre d'Art/ La Nerthe, La Seyne sur Mr, 2010


(voir lien sur l'exposition et le catalogue: ( >< )







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