ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

LES (PRESQUE) MEUBLES.1981


«Meuble»: n.m.,du latin mobilis : mobile.Tout objet mobile qui sert à l'usage ou à la décoration des appartements.(Larousse).

Du bois blanc, des clous dorés, dits "clous vieillis de tapissier", de la colle à bois, du tissu d'ameublement (pour l'instant figuré par du papier imprimé), quelques impressions esthétiques ou marques d'appartenance, éventuellement un rembourrage... Ces éléments, que complètent et finissent un ponçage, un cirage puis un lustrage, participent, comme à tous les meubles, aux meubles regroupés sous le titre de Les (presque) meubles, que je présentai, pour la première fois à Paris en octobre 1981, dans le cadre du Salon Écritures.

A eux, s'ajoutait le papier peint hypergraphique non peint (sonore) qui, sur des murs neutres, proposait le déversement, par le biais d'amplificateurs, des descriptions monotones, répétitives — bouclées — d'un matériel hypergraphique.

Si, par rapport au mobilier traditionnel, en ce qu'ils sont recouverts de formules écrites, mes meubles sont, en plus, hypergraphiques, en moins, ils sont le but pratique, obligé par l'emploi et le corps acquis, auxquels un certain nombre de nécessités vitales croyaient devoir pour toujours les associer.

Dans la phase introjective et anéantissante, ciselante, du mobilier, où ils se glissent pour y avoir été forcés par moi, ces meubles cessent de jouer les utilités et se veulent, avant tout, réflexion sur les valeurs qui leur sont propres au détriment des exigences, antérieurement imposées à eux par des besoins utiles de confort, de commodité ou de simple rangement.

Ils sont tentative de séparation du mobilier de la nécessité corporelle ou commune et la réorganisation du meuble en lui-même. Ces (presque) meubles sont une forme possible de ce désemploi.

Tout en ces meubles dont je parle contribue à les faire meubles. Ayant tout pour être cela, au dernier moment, quelque chose se passe et fait que ces meubles ne le sont plus. Volontairement, ils ne parviennent plus à l'être tout à fait, à s'achever comme tels : c'est comme si le bois, les clous, la colle, la tapisserie, etc., révoltés à l'idée de devoir se justifier toujours par des finalités pratiques, s'émancipaient au point de continuer à s'affirmer meubles sans plus tolérer aucune fonction pratique.

Pour les constituer ainsi, on a abandonné tout d'abord ce qui était extérieur au meuble, ce (la fonction utilitaire) autour de quoi, avant, tous les composants s’agrégeaient pour s’asservir; ensuite, avec ce qui restait, on a vu ce que l'on pouvait faire. Comment, en dépit de ce qui, auparavant, était tenu pour majeur : le but, ces meubles pouvaient être, malgré tout, et comment, alors, ils seraient.

Ce qui reste — le nouveau meuble — n'a de meuble que le nom.

Pour avoir été nommés ainsi, ils restent des meubles, même si meubles ils sont à un autre niveau, dans une autre compréhension.

A vouloir les considérer comme il se doit, l'usager devra s’envisager comme amateur. Nécessité pour lui, non de rechercher en eux les répercussions étrangères, extérieures, mais d'y voir l'essentiel : aimer les clous pour les clous, le bois pour le bois et tout cela en même temps pour aimer le meuble pour le meuble.

Par rapport à la fonction attendue, le mobilier s'est particularisé avec le temps au point de devenir table, chaise, lit ou buffet. L'emploi étant défini à priori, une même esthétisation gagnait en chacun, comme elle le pouvait presque, ce que la fonction, sans s'amoindrir, lui permettait.

Si le meuble amplique se définissait comme une fonction décorée, mes meubles, comme tous les meubles ciselants et destructifs, préoccupés de relations intériorisées, se définissent par le décor, leurs éléments intrinsèques, et fonctionnent comme ils peuvent.

A l'insipide “fonction crée la forme” des ingénieurs qui se prennent pour des artistes, ici, s’oppose “la forme (novatrice) crée l'a-fonction” du concepteur de mobilier ciselant.

Les éléments mobiles destinés à l'usage des appartements que je propose se dispensent d'être confortables, utiles même, pour seulement être. Il ne faut donc pas s'étonner qu'en cela ils cessent de restituer l'image particulière d'un meuble pour concentrer toutes les images de tous les meubles possibles

D'où, ce n'est pas sans raison qu'ils se rectifient de l'adverbe “Presque”. Meubles ils sont, en effet (au sens généralement entendu), à peu de choses près.

Du point de vue de la commodité, ils ne sont pas recommandables; c'est-à-dire qu'à vouloir les utiliser comme des meubles on risque de (s’y) casser quelque chose.

Cessant d'autoriser l'asseoir, mes (presque) meubles conviennent plus à l'oeil — c'est-à-dire à l'intelligence — qu'à telle ou telle partie du corps, que selon les désignations qui leur sont faites, ils devraient contenir, soutenir.

L’esprit, seuI, investit mes chaises et mes fauteuils dans une assise subtile, inédite, qui, pour s'établir ne peut plus intégrer le vulgaire bas du dos. Si l'on se délassait dans l’ancien meuble au point de tout oublier, y compris le meuble lui-même, à présent, on s'assiéra par terre, au pied de la (presque) chaise, pour la regarder et réfléchir sur elle, sur soi, et sur le mobilier. Le meuble qui perd son utilité, non seulement ne permet plus de se reprendre, de récupérer, de penser à autre chose, mais occasionne de surcroît un effort spirituel.

L'aimable “prenez un siège”, vis-à-vis d'eux, ne se comprendra plus que du regard éclairé, et non, littéralement, comme l'invitation à l'investir de son corps ou de ses affaires.

De la mise en relief des composants internes au détriment de l'utilisation, ces (presque) meubles sont la tromperie, la déception même, que le ciselant exige. En ce malentendu, et dans cette optique évolutive, nécessaire, par delà leur réalité provocatrice et certains traits amusés de leur justification, ils ne peuvent s'envisager que comme autant de sur-efforts créatifs capables de déterminer, dans le domaine où ils se classent, des émerveillements inédits.


Roland Sabatier (décembre 1981)



Texte publié in Les (presque) meubles ou Bribes de discours hypergraphiques en forme de mobilier, Publications Psi, 1984


Avec Les (presque) meubles, de Roland Sabatier, (…) le ciselant peut être compris comme la phase cathartique de l’histoire du meuble : l’élimination de toute anecdote extrinsèque. Les (presque) meubles de R. Sabatier marquent le déplacement des utilités. On peut les interpréter comme une tentative de séparation du mobilier de toutes nécessités d’usage ou de commodité. Du meuble, il ne reste que les clous de tapissier, la colle et le tissu d’ameublement virtuel puisqu’il n’existe plus que par le dessin ou la peinture. Comme autant de signes du refus des éléments à se plier à l’exigence fonctionnelle dont ils sont issus et pourtant ils semblent vouloir s’affirmer, encore, meubles par de là l’intolérance qu’ils exhibent à la fonction pratique. Ici, la forme refuse la fonction, plus, la forme dévore la fonction.

(Christian Schlatter, Extrait du texte de présentation de l’exposition Mobilier lettriste à la Galerie Praz/ Delavallade, en 1988.


Bibliographie :

Catalogue Art Jonction, (Reproduction), 1989.

Y. Rivais, Les Cahiers de la peinture, n° 122, octobre 1981.

Roland Sabatier, Les (presque meubles) ou Bribes de discours hypergraphique en forme de mobilier précédés de Roland Sabatier, le débauché d’ébauches, de F. Poyet, éd. Psi,1984.

Roland Sabatier, Le Lettrisme : les créations et les créateurs, éd. Z’Editions, Nice, 1989.


Expositions :

Salon Ecritures, Centre d’Art et de dessin, 1981.

Le Lettrisme, Atelier Saint-Anne, Bruxelles, 1987.

Paris, Galerie Tisca, Œuvres d’intérieur, 1991.





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Roland Sabatier,  Les (presque) meubles : meuble poudriste , 1981. Installation Salon Ecritures, Centre d'art et de dessin, 1981