ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

L'ARCHITECTURE LETTRISTE

OU LES NOUVELLES VOIES CREATRICES

DE L'ART DU BATIMENT

par Roland Sabatier


1 - Le lettrisme doit se comprendre comme un mouvement culturel, fondé sur la notion de création ou de novation multiplicatrice et organisé autour d'Isidore Isou, qui apporte, régulièrement, depuis 1945, des valeurs spirituelles et pratiques dans l'ensemble des disciplines de l'art, depuis la poésie et la peinture jusqu'au roman et au théâtre, de la science, depuis l'économie politique jusqu'à la linguistique et la psychologie, de la philosophie et de la technique.


2- L'architecture proposée et défendue par ce groupe d'avant-garde trouve son point de départ et sa justification théorique dans le Manifeste pour le bouleversement de l'architecture que Isidore Isou faisait paraître en février 1968 dans la revue C.R.L. n°19. Ce manifeste résumait Le Bouleversement de l’architecture (La redéfinition, le reclassement du passé, l’enrichissement par le ciselant, l’hypergraphie, l’esthapéïrisme et le supertemporel de l’architecture), de 1966, qui ne sera publié qu’en 1979.

En opposition aux définitions antérieures, vagues et dialectiques, l'architecture était définie dans cet ouvrage comme l'art de l'habitation ou la forme plastique de l'édifice. Elle était démontrée comme composée — de même que tous les autres arts — d'une dimension mécanique constituée de l'outillage et de l'équipement spécifiques de la construction, d'une dimension des éléments ou de ses matières formelles essentielles, d'une dimension rythmique ou associative, représentée par les différentes manières d'organisation de ces éléments, et enfin,d'une dimension thématique prenant en compte les visions fonctionnelles, idéologiques ou philosophiques du bâtiment.

Sur ces bases définitionnelles et toméïques fondamentales, le manifeste mettait en évidence les étapes représentatives de l'histoire passée de la construction qui vont des Pyramides jusqu'à l'architecture parnassienne de Sullivan, Frank L. Wright, Gropius et Le Corbusier, en passant par les édifices grecs et romains, les églises romanes et gothiques, les palais de la Renaissance d'Alberti, Serlio et Vignola, et les constructions à caractère romantique de Gaudi, Eiffel et du facteur Cheval. Cet ensemble de réalisations, aux finalités exclusivement sociales, et d'ailleurs fondé sur des formes primaires, figuratives et plus généralement non-figuratives, constituant — comme pour tous les arts durant leur période de formation et d'enrichissement — le stade amplique de l'évolution de l'édifice.

En séparant dans un premier temps les formes architectoniques des buts extérieurs, jugés paralysants et sclérosants pour le développement novateur de la construction, le système neuf, exprimé dans cet ouvrage,s'élevait contre les styles « modernistes » » et proposait à l'édifice plusieurs dimensions inédites: les formes ciselantes, hypergraphiques et infinitésimales ou esthapéïristes, ainsi que de nouvelles mécaniques, autant de structures formelles et de moyens de réalisation dont le nombre et l'originalité dépassent en importance tous les apports envisagés antérieurement au cours de l'histoire de cette discipline.

En appendice au Manifeste de 1968, les Premières propositions pour des oeuvres architecturales ciselantes,hypergraphiques, infinitésimales et super temporelles de Isidore Isou, Roberto Altmann, Roland Sabatier, Micheline Hachette et Alain Satié illustraient l'ensemble des possibilités offertes par ce système inédit et en dessinaient les premières implications pratiques qui devaient ouvrir la voie à une exploration future aussi riche que féconde.


3 - L'architecture ciselante inscrit l'art du bâtiment dans une rupture analogue à celle effectuée dans la poésie par Baudelaire ou dans la peinture par les impressionnistes.

Au cours de cette période, la construction doit cesser d'être régie par un prétexte extrinsèque pour se concentrer sur ses éléments constitutifs premiers, d'abord la pièce, puis la brique ou le morceau de brique,qu'elle va envisager au cours de phases successives, en des structures de plus en plus denses et hermétiques, comme des expressions autonomes, travaillées en elles-mêmes et disloquées par rapport à l'allure générale de l'édifice.

Cette période d'approfondissement et de purification trouve son aboutissement dans la polythanasie del'architecture ou l'anti-architecture qui représente le système de toutes les destructions possibles de la mécanique, de la matière, du rythme et du thème de la construction.

Cette expression anéantissante propose, notamment, le ready-made architectural qui consiste dans l'introduction d'immeubles nouveaux des parties d'immeubles anciens.

Enfin, avec l'association libre ou instinctive exercée sur chacun de ses éléments, de ses outils et matériaux,de ses cadences et de ses thèmes, l'art de l'habitation découvre le po!yautomatisrne intégra! qui lui dévoile ses réalisations déréglées et irrationnelles.


4 - Comme tous les arts, l'architecture est dotée de supports et de moyens de réalisation qui posent des problèmes de mécanique particuliers.

Contre les architectes et les ingénieurs passés, qui, pour dissimuler leur inaptitude au renouvellement formel,imposaient ce secteur comme le sujet fondamental de leurs réalisations, la conception neuve de la constructionremet cette dimension à sa place secondaire pour en multiplier les possibilités tout en offrant aux formes le loisir de se développer sans contrainte.

Considérant que les matériaux et l'équipement anciens des édifices étaient limités et fragmentaires, la nouvelle école dévoile à l'art du bâtiment la méca-architecture intégrale, ou la sphère entière des supports etdes moyens de construction, représentée par l'univers des composants issus de l'homme, de la zoologie, de la botanique, de la physico-chimie, des galaxies astronomiques, de la réflexion et du mental, et des données imaginaires.


5 - Avec l'architecture hypergraphique les formes de la construction deviennent des signes ou des oeuvres de signes multiples, dépendants de l'ensemble des caractères culturels ou pratiques phonétiques, lexiques et idéographiques, acquis ou inventés selon les nécessités de chaque architecte.

Au-delà des seules formes auxquelles l'architecture passée faisait appel — le figuratif de certains édifices égyptiens ou les oeuvres de Gaudi, le non-figuratif géométrique des parnassiens modernes — l'hypergraphie représente l'univers des formes originales offertes aux nouveaux constructeurs.

Les édifices érigés dans le cadre de l'esthétique des moyens de la communication visuelle proposent leurs éléments surchargés de poly-notations dont la fonction explicite est de nous renseigner sur l'identité des groupes et de transmettre des informations.

Naturellement, l'architecture hypergraphique envisage au cours de son exploration l'intégralité des thèmes possibles, issus des disciplines de l'art, de la philosophie, de la science, de la théologie et de la technique, et, sur le plan des associations elle se base sur le rythme architectural intégral qui lui découvre la totalité des cadences constructives et destructives de l'ensemble des arts.


6 - L'architecture infinitésimale ou esthapéïriste est composée de constructions ou d'éléments de constructions visibles ou invisibles, dépourvus de tout sens habituel réel, et admis autant qu'ils permettent d'imaginer d'autres éléments inexistants ou possibles.

Les édifices fondés sur cette expression fonctionnent dans l'originalité pure, au dehors de toutes les formes possibles, pour l'établissement de constructions différées, transposées ou substituées, essentiellement projetées dans la dimension imaginaire.


7 - Partant de l'idée qu'un édifice achevé reste toujours la négation des édifices à construire, l’architecture super-temporelle considère tout cadre comme un support ouvert, offert aux utilisateurs ou habitants potentiels,pour qu'ils puissent, eux-mêmes ou leurs amis, poursuivre leur élévation, la détruire, recommencer ou dévelop-per leur construction, à l'infini, pendant des siècles et des siècles, dans un souci permanent de dépassement du temps.

Le public peut intervenir dans la dimension des mécaniques, des matières, des rythmes ou des thèmes du bâtiment et agir sur ces composants selon des moyens d'excitation simple, offerts par des architectes ou des amateurs distincts, selon des moyens d'excitation double des professionnels et des résidents, ou polyvalents; c'est-à-dire, par des participants dédaigneux de toutes catégories d'amateurs ou de professionnels.


8 - En complément des ouvrages théoriques, les projets, les maquettes et les témoignages de réalisations offerts dans cette manifestation représentent quelques-unes des expressions concrètes de l'architecture ciselante, hypergraphique, infinitésimale et esthapéïriste, conçues sur les bases de la méca-architecture et du cadre super temporel, par les architectes lettristes au cours de ces vingt dernières années.

La période envisagée, la nature et le nombre de pièces exposées confèrent à cette manifestation — la plus grande dédiée à la conception nouvelle de l'art du bâtiment — un caractère éminemment historique.

Mais cette exposition est plus que cela. D'une part, par l'originalité, la quantité et la diversité des créations spécifiques qu'elle révèle à la construction et, d'autre part, par la masse de valeurs connexes, proposées par leur auteur en d'autres territoires culturels — l'éthique, la kladologie, la créatique, l'économie -politique, etc. — que les projets présentés embrassent implicitement et explicitement, cette manifestation doit légitimement être considérée comme la plus importante manifestation d'architecture réalisée depuis l'origine de cette discipline.


Roland Sabatier

20 novembre 1987


Ce texte a été publié dans « 20 ans d’architecture Lettriste », Editions Lecointre et Ozanne, Paris, 1988. Il a été repris dans « Art press Lund University of Architecture », vol.1, n°3, 1990, Lund, Sweden. Légende de l’illustration: “Projet d’architecture aporétique” de Roland Sabatier (Installation à la galerie de Paris, 1996)






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