ROLAND SABATIER lettrisme

 

ISIDORE ISOU :

ENTRETIEN AVEC ROLAND SABATIER


Roland Sabatier — Près de 60 ans après la création de la poésie et de la musique lettristes, et, malgré ton manifeste, Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique, publié chez Gallimard en 1947, malgré également tes nombreux écrits destinés à positionner l’originalité de ton apport dans l’histoire du lyrisme et de l’art des notes, il persiste encore, chez plusieurs, l’idée que le lettrisme serait redevable au dadaïsme de l’expression phonétique. Comment expliques-tu celle situation d’incompréhension qui dure?

Isidore Isou — D’après moi, pour le positionnement d’un certain nombre de valeurs, il faut parfois un siècle, au moins. Le Christianisme a eu besoin d’un siècle pour venir convertir l’Europe. La Renaissance a eu besoin de plusieurs centaines d’années pour s’imposer, pour que soient imposés Michel-Ange, Botticelli et autres... Il y a eu la Renaissance Grecque, mais tu sais, longtemps, les manuscrits de Platon n’étaient pas connus, ceux d’Aristote non plus. Ensuite, n’oublie pas qu’un certain nombre d’impressionnistes ne se sont pas immédiatement imposés, que, par exemple, Van Gogh s’est suicidé à trente et quelques années, incompris, que des directeurs de musée disaient :“Tant que je serais vivant aucun Gauguin n’entrera dans mon musée”. N’oublie pas que l’État n’a pas acheté de Picasso avant 1950 et quelques, etc. ll y a des valeurs qui ont vaincu assez vite, c’est vrai, mais il y en a d’autres qui apportent une révélation profonde, qui sont durables, mais auxquelles il faut du temps pour s’imposer. Et puis, reste que ces victoires n’existent que pour une certaine couche de la population, que d’autres types sont très arriérés... Quelques fois, une victoire demande beaucoup de temps. De son temps, on n’acceptait pas Cézanne, c’est après sa mort qu’un certain nombre de ses toiles ont été achetées... Le calcul infinitésimal de Leibnitz, il n’y avait peut-être que six personnes qui le comprenaient même au moment où les gens parlaient de lui, c’est la même chose pour L’Hospital, Newton, etc. Il faut du temps pour que de nouvelles valeurs s’imposent. Ainsi, nous devons être heureux de ne pas avoir été crucifiés comme Jésus, ou de ne pas nous être suicidés comme Van Gogh et de n’être pas partis dans les îles mourir syphilitique comme Gauguin. Je crois que nous avons vaincu auprès d’une certaine élite pour qu’ensuite soit possible une compréhension plus large de ces valeurs. Il y aura des batailles qui devront se faire pendant des dizaines d’années et même des siècles après nous.


R.S. — C’est une bataille et elle semble avoir son point d’origine dans la publication de La poésie des mots inconnus du plagiaire du « zaoum » (Isou se refuse à nommer certains artistes pour des raisons exposées plus loin. lI s’agit de Ilja Zdanevitch, connu sous le nom d’Iliazd - NdR), paru en 1949.

I.I. —  Non! non! ah non!  Elle a son origine dans L’introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique de 1947. C’est ça la question?


R.S. — Je comprends, mais ce débat, il avait une cause...

I.I. — Qu’est-ce que je dis en 1946? Je dis, naturellement il y a eu des précurseurs,  je les ai appelés les prélettristes. Et ces prélettristes je les ai trouvés même dans la poésie folklorique qui avait des milliers d’années. J’ai cité un certain nombre de ces poètes, j’ai cité les Poèmes à hurler et à crier de l’ami d’Apollinaire (Pierre-Albert Birot - NdR). Mais quand je l’ai rencontré et sa femme aussi, il m’a dit "on ne croyait pas aux lettres”. Ces gens ne croyaient pas aux lettres... Dans mon manifeste, il y a deux parties. Il y a celle des lieux communs, contre les mots, et la partie d’inédits. Qu’est-ce qu'il y a d’inédit chez moi ?  C’est la systématisation. C’est la première école qui s’occupe de la lettre en elle-même, des consonnes et des voyelles et de nouvelles lettres. C’est ça le commencement et c’est ensuite que tous les dadaïstes encore vivants on dit qu’ils avaient fait ça eux aussi. Mais j’avais trouvé des glossolalies de l’époque d’Homère... Quand je suis allé voir pour la première fois cet ami d’Apollinaire, il m’a dit: “Vous lisez d’une autre façon que nous”... Mais eux, ils ne lisaient pas, ils les jetaient...


R.S. — Justement... après l’apparition du lettrisme et seulement après, des dadaïstes ont revendiqué des compositions typographiques comme des poèmes...

I.I. — ... Oui, mais j’étais alors remonté plus loin dans les précurseurs du lettrisme... j’ai même trouvé des bribes de lettres dans Aristophane, dans la Comtesse de Ségur, par exemple...


R.S. — Oui, mais, Aristophane et les glossolalies, on ne disait pas que c’était de la poésie ni de la musique phonétique.

I.I. — Non...


R.S. — Alors qu’avec La poésie des mots inconnus, c’était d’emblée dire voilà...

I.I. - Non! mais, c’est après l’apparition du lettrisme.


R.S. — Justement, après le lettrisme... alors pourquoi y a -t-il de la résistance?

I.I. — Il y a toujours de la résistance... Il y a de la résistance devant Cézanne, devant Monet, devant Gauguin... Tu veux que tout de suite tout le monde accepte tout, alors qu’il y a un million d’illettrés en France... qui ne savent à peine ni lire ni écrire. . . Je ne peux les voir ni les recevoir.


R.S. —  Il y a deux formes de résistance, celle fondée sur l’ignorance, qui ne comprend pas le nouveau, et celle qui se fonde sur l’idée que ça aurait été fait avant par d’autres...

I.I. — Mais toujours... Quel que soit l’apport, on trouve des précurseurs... pour Pasteur, on dira qu’on faisait des vaccins avant. En Turquie, on introduisait des vaccins... Pasteur n’a jamais dit qu’il avait découvert le vaccin... c’est un anglais... il a trouvé les microbes pathogènes. Avant lui on cherchait les microbes pathogènes inconnus dans la passion. On disait “les esprits animaux”, comme Descartes ou autres... C’est Pasteur qui les a précisés, tu comprends? ... Pour tout ce qu’on apporte on trouve des précurseurs... li y a deux positions soit il n’y a rien de nouveau sous le ciel, tout a existait déjà; soit on dit, il y a tout de même une évolution, un progrés. une création. Je crois qu’il y a une création... Moi, si j’ai créé la poésie phonetique c’est parce que je me suis dit : j’ai besoin des mots pour la conversation, pour la médecine, pour la chimie, la physique, etc., mais je n’ai plus besoin de la poésie à mots, poésie qui va d’Homère à Victor Hugo et Baudelaire et de Baudelaire jusqu’à la pataphysique de Jarry... Moi, en réalité je n’ai jamais aimé Dada. Etre Dada c’est vivre dans l’incohérence, ce n’est pas possible, même une journée. Ce serait une vie démente. Dada n’était pas une conception de vie... Bien sûr, il y avait Dada, le Surréalisme, mais je les ai vus sur le plan esthétique et pas du tout sur le plan totalitaire... Ensuite a commencé l’escroquerie, comme on a fait pour Picasso en disant : c’est l’art nègre. Les gens n’ont pas compris que Picasso représentait une phase ciselante, une phase qui venait des impressionnistes, à Cézanne, à Van Gogh, à Gauguin avec les fauves, à Matisse, et qu’il en faisait autre chose. On disait : Picasso, c’est un plagiaire...

R.S. — Il y a quand même une ressemblance, même si elle est superficielle, entre le masque nègre et le cubisme de Picasso, mais là on a des poèmes qui ressemblent aux tiens et que tu traduis pour montrer que ce ne sont pas des poèmes phonétiques, mais des poèmes écrits dans des dialectes, comme « Karawane » ou d’autres oeuvres... C’est a qu’on t’oppose.

I.I. - On m’a trouvé des précurseurs comme on en a trouvé à Picasso.


R.S. — Parlons de toi... On t’oppose des poèmes phonétiques, considérés comme tels parce qu’ils ne sont pas traduits en français. Or toi, tu en as donné des traductions et ce sont des poèmes à mots...

I.I. — ... Oui...


R.S. - Pourquoi, dès l’instant où, en donnant une traduction, tu montres que ce sont des poèmes à mots, on s’obstine encore à dire qu’ils sont phonétiques?

I.I. — Parce qu’ils s’obstinent tout le temps, contre Picasso, contre Lavoisier, contre n’importe quel créateur, contre Max Planck... Il y a toujours des gens qui s’obstinent dans le passé, dans la bêtise, dans la réaction... tu ne vois pas le retour de l’hitlérisme et tout ça, il y a des gens qui continuent à être réactionnaires.


R.S. - Donc, cette situation n’est pas anormale, il faut simplement poursuivre une lutte culturelle...

I.I. - Oui... Et ensuite, penser qu’il faut s’imposer dans les écoles, pour faire que les gens comprennent... Il faut transformer les programmes scolaires pour que les créateurs soient compris. Même la musique, si on fait écouter Bach à un indigène il ne comprendra pas, il jette ça et dit que c’est de la sorcellerie. En réalité, Bach, c’est tout de même important pour la musique. Mozart, c’est important pour la musique, tu comprends?


R.S. - Dans la poésie dadaïste, tu penses que toutes les oeuvres qui se placent dans cette expression sont des ready-made sonores...

I.I. - … sont des ready-made sonores, composés en général de mots. Ce sont des combinaisons de mots mélangés avec n’importe quoi, comme on trouve dans Nostradamus.


R.S. - Ou même dans l’exotisme... Je pense aux fameux poèmes maoris de Tzara qui sont repris et récités comme des chefs-d’oeuvre de la poésie, qui sont simplement des poèmes dans un dialecte. Donc, il n’y a pas de poèmes phonétiques.

I.I. - Si tu lis Tzara, le dernier tome de ses oeuvres, le 5, il dit : les lettristes croient qu’ils sont les premiers, mais dans telle ou telle poésie d’Apollinaire... Mais je l’ai dit dans Introduction..., j’ai dit qui’l y a des précurseurs, des gens qui ont pressenti que nous allions venir, mais ils n’existaient pas en tant que lettristes évidemment. Dans mon premier manifeste, il fallait donc voir deux choses: les lieux communs, contre les mots, et la partie inédite, la partie constructive. Et la partie constructive projette la création d’oeuvres ampliques et ciselantes dans la phonétique et tout ce qui est constructif n’a rien à voir avec Dada qui est destructif.


R.S. - Bien sûr... Mais ce que tu fais peut aussi être destructif, avec le lettrisme.

I.I. - Oui, mais là, c’est purement esthétique, eux ils voulaient détruire la vie...


R.S. - Donc, avec le n’importe quoi destructeur de Dada s’achève l’histoire de la poésie à mots?

I.I. - Voilà


R.S. - Par le persiflage et la dérision...

I.I. - Et encore, moi je n’acceptais pas cela. Dada c’était banal et le surréalisme... Pour moi, le dernier, c’était plut6t Jarry, avec les conneries, la pataphysique, etc. Dada c’était de la sous-pataphysique, toujours destructeur... Jarry, il utilisait le mot merdre et cornegidouille et puis il se foutait de la science... tu sais, l'appareil à faire de la merde... et puis eux ils faisaient la même chose jusqu’à l’ennui, il n’y avait rien... Breton les a quittés, il a rompu avec Dada parce qu’il trouvait que ce n’était rien, toujours les mêmes blagues, les cloches, les masques... Il le dit dans son entretien avec Parinaud. Il a quitté les dadaïstes parce qu’il voulait faire quelque chose de moderne, mais Tzara ne savait pas être moderne. Tu comprends? ... Par contre, j’ai été impressionné par Apollinaire, les Calligrammes. On n’a pas expliqué les Calligrammes. Tu sais, en réalité, il disait que c’étaient une suite de vers libres. On a commencé à trouver les poèmes d’Apollinaire importants et on a fait une exposition. Mais les poésies d’Apollinaire c’était des jeux, avec des mots. En réalité, pour lui, la poésie c’était la versification de sonnets, les pieds égaux, les iambes. Les Calligrammes c’était ça aussi, alors il les a rompus pour faire quelque chose en soi. Il avait conscience que c’était un tout, mais il croyait que c’était de la sauvagerie ancienne comme il avait été impressionné par les masques nègres... Il était inconscient de son apport, exactement comme Tzara... Si les surréalistes ont voulu mettre un chapitre de plus après Jarry c’est parce qu’ils voulaient la révolution et que Jarry a fini par être réactionnaire. Il écrit au docteur Saltas pour lui dire qu’il renie le Père Ubu... parce qu’il n’a pas d’argent et qu’il est malade... il a abandonné... Et puis ensuite il est devenu réactionnaire, il disait : Je veux massacrer les juifs... les journalistes royalistes s’en sont réjouis. Jarry fait pire que les royalistes, c’était quasiment comme Hitler, il voulait massacrer les juifs alors que Natanson, qui était juif, l’aidait, le publiait dans La revue Blanche... Je me suis dit : même Jarry est réactionnaire. Moi, je voulais une vision totale de tous les domaines de la culture. Dans mon premier livre, chez Gallimard, on voit, “du même auteur”, à paraître : de la culture, de l’économie politique, etc., etc. Il fallait trouver autre chose parce tout a c’est du nationalisme brutal qui ne tient pas compte... des racistes... Je me suis dit : il y a Dada au moins et aussi la poésie de la Résistance anti-hitlerienne, et les surréalistes aussi qui sont anti-hitlériens et qui ont voulu fuir... mais le danger c’est qu’en voulant résister ils cessèrent de faire de la poésie évolutive. “La paillasse” Aragon (voir Documents Surréalistes de Maurice Nadeau, Ed. du Seuil,
où certains surréalistes traitaient ainsi Aragon) faisait du sous-Apollinaire, avec Les yeux d’Elsa. Moi j’étais contre tous, contre “la paillasse” Aragon, contre ses derniers romans réactionnaires... On se retrouvait devant des réactionnaires de tous les côtés. On trouvait soit des jdanovistes style “la paillasse”, mari de la putain Eisa Triolet, salope! soit on trouvait les hitlériens, alors j’ai lancé le lettrisme. Tous ce sont accrochés à moi, tu comprends, comme des vampires, il ne faut pas citer les vampires, tu cites le type qui a fait Poésie des mots inconnus, mais c’est un vampire. En réalité il a écrit des sonnets à mots, des romans réalistes... et l’avant-garde n’est pas russe, l’avant-garde depuis le début de la création c’est aussi bien Virgile, les impressionnistes... elle n’est pas russe, tu comprends?


R.S. - Surtout qu’il s’est approprié le Zaoum qui est en fait la propriété de Khlebnikov.

I.I. - Alors, il ne faut pas le citer.


R.S. - Mais il faut que les gens comprennent.

I.I. - Je dis que ce n’est pas digne de toi, si tu veux être un Cézanne ou autre, de parler des escrocs sans lendemain. Ce n’est pas à nous de parler de Déroulède ou de n’importe quelle connerie...


R.S. - ... Donc tu privilégies...

I.I. - ... la construction, la conscience de toute la culture, avec la chimie, la physique, la médecine, l’économie politique, l’économie nucléaire, l’hyperthéologie, etc., etc., et la poésie lettriste et la musique, ce n’est qu’une petite partie de l’ensemble qui est la Kladologie.


R.S. - Ce n’est pas utilisable dit comme ça...

I.I. - ... Sì!


R.S. - ... dans le cadre d’un...

I.I. - Non... attends...


R.S. - On en est à Dada. Tu privilégies Ubu au détriment de Dada, mais...

I.I. - ... la pataphysique...


R.S. - ... il n’en reste pas moins que c’est toi qui, le premier, a placé Dada et le Surréalisme, Tzara et Breton, dans l’histoire quintessentielle de l’évolution de la poésie moderne.

I.I. - Oui et encore Apollinaire...


R.S. - Donc tu as défendu Dada.

I.I. - J’ai défendu la poésie depuis les origines, depuis Homère, jusqu’à l’amplique, jusqu’à Victor Hugo et Musset et puis de Baudelaire jusqu’à Apollinaire, Dada et les surréalistes... je les accepte... qu’est-ce que je peux faire d’autre?


R.S. - Oui, alors que personne ne les acceptait, qu’ils ne s'acceptaient même pas eux-mêmes, c’était le cas de Tzara qui avait renoncé à Dada.

I.I. - ça, il faut l’écrire en gros.


R.S. - Bon... tout le dadaïsme dans la poésie, pour toi, c’est du ready-made sonore.

I.I. - Oui... destruction... des combinaisons de mots... c’était de la sous-pataphysique.


R.S. - ... l’association aléatoire de mots, mais offerte sous forme de ready-made en tant que c’était issu de dialectes et de langages que lon nous présentait en France...

I.I. - ... Non, mais non... en réalité les premiers poèmes dadaïstes de Tzara, 25 poèmes et Monsieur Antipyrine, c’est absurde, c’est la rencontre absurde de mots. lls n’ont jamais dit des lettres en soi...


R.S. - Je me suis mal exprimé, je dis cela pour toute la partie dite phonétique qui est incluse dans le dadaïsme, là ce sont des ready-made sonores...

I.I. - Mais ils ne faisaient pas attention à la poésie phonétique, ils faisaient des combinaisons de mots absurdes...


R.S. - De mots absurdes donc...

I.I. - Des mots... rien de phonétique...


R.S. - Donc, comme ils ne les inventaient pas, ils allaient les chercher dans d’autres civilisations.

I.I. - Non ! C’était majoritairement avec des mots français, est-ce que tu as lu les poèmes de Tzara...


R.S. - ... oui, mais il y a les mots maoris.

I.I. - Oh oui, mais ça, c’est après...


R.S. – Mais  « Karawane » aussi...

I.I. - Oui, mais l’auteur de Karawane (Hugo Ball - NdR). Je ne sais pas si tu as lu son théâtre, il a fini dans le catholicisme.


R.S. - Oui, je suis d’accord et également dans la philosophie du Moyen Age... Mais ce sont là les données concrètes que les gens prennent pour les opposer au lettrisme.

I.I. - Mais de façon falsificatrice. Il faut dire que la poésie Dada c’est la combinaison de mots français, les Calligrammes ce sont des mots. La partie phonétique on l’a découverte après le lettrisme et cela existe depuis les glossolalies de l’époque d’Homère... Et puis si on prend n’importe quel poème en patois breton on peut dire que c’est du lettrisme...


R.S. - C’est ce que les dadaïstes ont fait.

I.I. - Très peu... très très peu...


R.S. - Oui et c’est ce très peu que l’on oppose à ton trop qui est le lettrisme...

I.I. - Oui, c’est ce que l’on oppose à mon système constructif amplique et ciselant. C’est moi qui ai lu les premiers poèmes ampliques et ciselants : Lances rompues pour la dame gothique, etc.  Que chacun lise mes oeuvres... Alors si on cherche, si on fouille, on trouve les masques nègres pour Picasso et pour moi, pourquoi pas, les glossolalies.


R.S. - Pourtant dans l’évolution de l’art plastique, tu acceptes le ready-made visuel.

I.I. - Marcel Duchamp... le ready-made visuel, c’est bien.


R.S. - Et le ready-made sonore, c’est pas bien?

I.I. - Non, ça n’existe pas!


R.S. - Le Toto-Vaca de Tzara n’est pas un ready-made sonore?

I.I. - C’est un poème nègre... Ce n’est pas un ready-made... Ils ont essayé, mais très peu par rapport au reste de leur oeuvre, tandis que Marcel Duchamp a une oeuvre totale et grande.


R.S. - Dans ce ”très peu” d’une poésie qui pourrait s’apparenter, chez Dada, à une poésie phonétique - et qui ne l’est pas, comme nous l’avons vu - on trouve « Ursonate ». Quelle analyse alors en fais-tu?

I.I. - Ursonate, je l’ai dit dans le texte qui a été publié dans la revue Le travail de l’art, c’est un truc Dada. Si tu lis la lettre que le type de Merz (Kurt Schwitters - NdR) a écrit à Hotzman (Raoul Hausmann, hotzman en roumain signifie voleur - NdR), tu vas voir qu’il dit avoir pris des casses d’imprimerie pour les affiches et qu’il les a utilisées. C’était n’importe quoi. Quand il récitait ça, il récitait un truc Dada... absurde... Tandis que moi je veux qu’on écoute les poèmes lettristes comme on écoute Bach, comme...


R.S. - On va parler de toi. Pour toi, Ursonate...

I.I. - ... c’est un truc Dada...


R.S. - Tu dis Dada, on est d’accord...

I.I. - ... des casses d’imprimeries...


R.S. - Est-ce que c’est phonétique?

I.I. - Phonétique? Peut-être pas... il prenait ça... n’importe quoi... d’ailleurs, l’auteur de Merz était un caméléon, il était aussi bien expressionniste quand ça avait du succès, il était aussi bien Dada quand Dada était populaire, et ensuite, il a voulu devenir constructiviste... l’art abstrait... quand a avait du succès et ensuite, il a fini par revenir à “Sturm”. Ensuite, en Norvège, il faisait des toiles pompiers, autant que des collages. Et plus encore...


R.S. - En allant vers toutes ces expressions pour se les approprier, il était plagiaire, mais en faisant « Ursonate » il ne copiait personne en réalité.

I.I. – Sì, il copiait les casses d’imprimerie d’Hotzman.


R.S. -  Non, non... C’était des casses d’imprimerie dont Hotzman, comme tu dis, a fait des oeuvres dont on ne sait pas si elles sont visuelles ou sonores...

I.I. - C’était des affiches. Si tu lis Hotzman, tu vas voir qu’il est fondamentalement dadaïste... toujours l’absurdité... Il dit que rien n’a d’importance. Il faut arrêter l’absurdité ou alors il faut manger de la merde plutôt que du pain, boire de l’urine et dormir dans la rue avec les rats...


R.S. - Donc, tu veux dire qu’en dehors de sa vie correspondant à des besoins d’être vivant, tout ce qu’ll faisait ressortissait du dadaïsme où on faisait n’importe quoi...

I.I. - C’était un sous-fifre de Dada, de Huelsenbeck. Les dadaïstes disaient : nous sommes politiques. Je dis, moi, dans un texte, que Dada a tout le temps fait le jeu de ce que Lénine appelait le « gauchisme, maladie infantile du communisme ». Ça veut dire qu’ils faisaient le jeu des nationalistes allemands qui voulaient éliminer les dégénérés et les aliénés. Chaque manifestation d’Hotzman où on criait ou récitait des poèmes Dada - faits de mots! - a été un encouragement pour l’hitlérisme. Ils n’avaient rien à offrir, que des rien, des mots, des mots... de la démagogie. Ils étaient complices de l’hitlérisme.


R.S. - Et Ursonate alors?

I.I. - Ursonate...


R.S. - Ce sont des onomatopées? Ce sont des phonèmes inventés? Ou quoi?... On ne parle pas du sens que ça peut avoir...

I.I. : Il y a une partie chantée, le “gesungen” donc il ne voyait pas l’évolution de la musique qui est allée jusqu’à la destruction des instruments, ou alors il la voyait sans en tenir compte. Ursonate, c’est un truc Dada, qui est unique, isolé, et qui ne devait pas être poursuivi, comme une blague que l’on ne fait pas deux fois… J’ai créé, moi, un système qui s’occupait des lettres, cela n’a rien à voir avec l’expressionnisme, le constructivisme ou Dada...


R.S. : La musique avait été détruite avant, à partir de 1913, avec Luigi Russolo et son Art des bruits...

I.I: ...Oui...


R.S. : Or lui, il ne vient qu’en 23 où il poursuit l’accomplissement de Ursonate jusqu’en 1932.

I.I. - Oui, alors on dit c’était très tard aprés Dada... Mais sur la quatrième de couverture de La Dictature lettriste j’ai cité des précurseurs, j’ai cité l’ami d’Apollinaire avec Les poèmes à hurler et à crier, qui ont été faits avant Ursonate, et on ne veut pas en tenir compte. Mais l’auteur des Poèmes à hurler ne croyait qu’à la poésie à mots, tu comprends ? Sa femme m’a dit:  “Il n’a jamais cru à ça”. Nous, on récitait. J’ai fait des poèmes ampliques, cohérents... avec un système, et ensuite j’ai créé un système musical alors que l’escroc de Merz avait besoin d’un piano pour chanter, pour faire son “gesungen”... C’était du Dada, du plagiat de Dada.


R.S. - Bon, mais tu ne m’as pas répondu pour Ursonate. C’est du Dada qui, par hasard, se retrouve être phonétique parce qu’il se moquait de tout, se foutait de tout? Ou c’est une réalisation phonétique envisagée en tant que telle?

I.I. - C’est un truc Dada ! ...C’est faire n’importe quoi avec des mots.


R.S. - Quand précisément entends-tu parler du promoteur de Merz pour la première fois?

I.I. -  Mais après!


R.S. - Aprés quoi?

I.I. : Aprés que soit sorti mon bouquin, Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique, en 1947, et La dictature Lettriste est parue en 1946... C’était dans la revue K de Gheerbrant...


Roland Sabatier : C’était en quelle année?

I.I. -  En 1947 ou 1949.


R.S. - C’est en ‘49 que, chez Gheerbrant, a été présenté également le livre La poésie des mots inconnus.

I.I. - Oui, mais dans la revue K, dédiée à l’auteur de Merz, tu sais, c’étaient des poèmes expressionnistes. Je n’ai entendu parler de Ursonate qu’en 1958, à la parution du Courrier Dada, publié chez Losfeld. J’ai vu, pour la première fois, le texte, la partition de Ursonate chez Poupard-Lieussou, dans la revue Merz, le N°24. C’est d’ailleurs à lui que j’ai dédié mon ouvrage Les véritables créateurs et Ies falsificateurs de Dada, du Surréalisme et du Lettrisme (1965-1973) (Publié dans la revue Lettrisme, 1973 - NdR)).


R.S. - C’était en quelle année?

I.I. - Vers 1970, je ne sais plus...


R.S. - C’est là que tu as vu Ursonate...

I.I. - ... pour la première fois...


R.S. - Un des défenseurs aveugles de Dada et du néo-dadaïsme, que tu ne nommes plus que par le terme de Dadachy (Il s’agit de Marc Dachy - NdR), critique, dans le numéro 4 de la revue Le travail de l’art, tes attaques contre l’auteur de Merz. Il conclut en affirmant « qu’un Isou ne vaut pas le détour ». De moi-même, qui présente ton texte dans cette revue, il dit qu’à te suivre dans tes vues je suis « servile »...

I.I. - Il ne faut plus citer son nom... Tu sais la discussion qu’on a eue entre nous... toi, comme futur Cézanne, tu ne dois pas citer les noms des ersatz, des plagiaires et des escrocs, on doit balayer leur victoire sociale.


R.S. - Bon alors, cet individu-là t’attaque, attaque ce que tu écris justement...

I.I. - Je me rappelle, c’était un agité dont j’ignorais les capacités innées et les développements possibles, qui pouvait aussi bien devenir un Rimbaud immortel, bénéfique pour l’humanité, ou un escroc intellectuel quelconque, perdu dans les poubelles de l’Histoire. Il venait nous voir et il souhaitait qu’on lui attribue Le Prix des Créateurs que j’avais créé (Le Prix de Créateurs, qui fait suite à L’anti-Goncourt, a été créé par lsidore Isou en 1974.
En 1978, le jury de ce prix - composé notamment de Isidore lsou, Eugène lonesco, René Clair,
Éric Losfeld, Maurice Lemaître, Roland Sabatier... - a été attribué, le 21 novembre 1977,
au restaurant Drouant, à la collection Trajectoire, dirigée per Michel Giroud aux Ed. Champ Libre et à la revue Luna-Park, dirigée per Marc Dachy, Transédition - NdR)... Alors, j’ai dit... pourquoi pas? Un de mes camarades avait mis des tas de noms pour le jury, des types qu’il connaissait, et finalement il y avait Soupault, lonesco, Langlois... mais ils ne venaient jamais aux réunions.  Vous, vous veniez; toi, tu venais...


R.S. - Bon, alors lui...

I.I. - Je l’ai vu une fois, quand il a eu le prix. Il m’a dit qu’il devait aller chez quelqu’un d’autre; il devait aller chez un ancien surréaliste qui a été éliminé et qui plagiait l’hypergraphie. J’ai vu ça, tu sais, je ne dormais pas, j’étais insomniaque. Alors je l’ai quitté, dégoûté...


R.S. - Oui, alors maintenant

I.I. - Je me suis souvenu de lui quand j’ai vu qu’il défendait Ursonate dans le catalogue Poésure et peintrie à Marseille... Mais il ment! Il oublie la lettre de l’auteur d’Ursonate à Gropius : «Moi, aryen» qui a été affichée à l’exposition...


R.S. - ... du Centre Georges Pompidou.

I.I. - ... De temps en temps, il faisait le clown Dada en Angleterre, là c’était permis, mais il faisait surtout des poèmes expressionnistes! Dadachy, pendant ce temps-là, laissait sous silence certaines choses.


R.S. - Donc il prenait des positions qui te semblaient incohérentes

I.I. - Fausses !...


R.S. -  ... fausses sur Ursonate et sur...

I.I. -... Ursonate...


R.S. - ... ou Dada?

I.I. - Surtout sur Ursonate.


R.S. - Recenment, il te critique dans ta manière d’envisager Ursonate dans le numéro 3 de la revue Le travail de l’art.

I.I. - Mais il évolue, il dit maintenant qu’il a étudié Ursonate en soi, mais il ne dit pas ce que faisait son auteur en même temps… Il me reproche de dire que c’est un ersatz de l’expressionnisme, de Werfel, de Benn, etc. Mais je dis... oui, naturellement, c’est le chaos si on cite Déroulède ou Ponsard avec Baudelaire, on arrive à dire que tous les poèmes sont beaux.  Il y a des nuances dans chaque poème; on ne peut pas citer un milliard de poèmes.  On cite les tapes principales et les grands créateurs. Alors lui, il s’occupe des nuances, c’est très bien, mais au nom des nuances il falsifie tout... Tu comprends... Au nom des nuances il falsifie toutes les choses, il dit que le vorticisme est très proche de Dada, mais ce n’est pas vrai ! C’est proche de Picasso, des cubistes, et Dada vient après, comme plagiaire... Il fausse tout... A la fin, il dit “Aragon”, mais il oublie qu’Aragon a fait la préface des textes de Jdanov en français, qu’il était jdanoviste. Tout ça, il ne le dit pas. “La paillasse” Aragon était tout le temps avec Georges Marchais qui dira que Duchamp lui a offert l’oeuvre intitulée LHOOQ, mais il ne dit pas que Marchais défendait Gérasimov et Lysenko et qu’il est responsable du massacre de l’art... Après ça, nous avons connu la victoire totale de Breton et de Dada, mais Aragon a résisté à l’avant-garde comme Hitler dans un bunker, jusqu’au bout. A la fin, tout le monde l’a quitté... Dadachy a commis une escroquerie. Il n’a pas dit ce qui s’est réellement passé dans l’art. Il n’a jamais dit la vérité sur ma bagarre contre les jdanovistes, tu comprends ? D’ailleurs, nous allons organiser une exposition pour dire la vérité sur le Dada allemand !


R.S. - Il a extrait ce qui venait confirmer ses vues?

I.I. - Il a extrait de celle avant-garde tout ce qu’il ne connaissait pas. Par exemple, il ne sait rien de l’économie nucléaire ni du Soulèvement de la jeunesse de 47..., rien!


R.S. - Il va très loin dans la critique qu’il te fait puisqu’il dit que tu ne vaux pas le détour...

I.I. - Mais mon nom, c’est Isou, ma mère m’appelait Isou, seulement va s’écrit autrement en Roumain. Et Goldstein, je n’ai pas honte de mon nom. Chez Gallimard, on savait que je m’appelais Isidore Isou Goldstein. Isou, c’est mon nom. Seulement en roumain, va s’écrit I. z. u. alors qu’en français, c’est Isou...


R.S. - Mais je ne crois pas qu’il se moque de ton nom...

I.I. – Sì, il dit que c’est un pseudonyme...


R.S. - Quand il dit “un Isou” c’est ta personne qu’il…

I.I. - Mais il ne connaît pas Isou. Il ne connaît pas mes livres de chimie, de physique, ni mon livre de médecine, ni mon livre sur la technique, ni l’économie nucléaire, ni rien...


R.S. - Avant même d’en arriver à tout cela, on peut affirmer qu’il ne connaît même pas le lettrisme.

I.I. - Oui, bien sûr... Dadachy, c’est un escroc!  Il a publié des textes surréalistes ou dadaïstes de dixième zone...


R.S. - Oui, mais plus concrètement?

I.I. - Concrètement, c’est une attaque! ... On a à faire à lui comme on aurait à faire à Cabanel ou à Déroulède devant Picasso ou Matisse, tu vois?


R.S. - Sa critique se fonde sur une lettre de 1947, de l’auteur de Merz, publiée par Hotzman, pour la première fois en 1958, dans Courrier Dada, où il dit que les lettristes de Paris copient Ursonate.

I.I. - Il faut voir ce que je connaissais, moi, en 1946. Où il était, lui, en 46?  C’est là que paraît La dictature lettriste, je ne connaissais pas Ursonate... Dadachy est un faussaire, tout ce qu’il cite c’est des types arrivés après 46!  Il cite des livres et des expositions de 1949, 1955, de 1960, alors que tout va n’a pu se faire que parce que le lettrisme avait fait une certaine publicité...


R.S. - Il faut donc conseiller aux amateurs sincères de s’éloigner des vues de ce personnage?

I.I. - Oui.


R.S. - Et la servilité ?...

I.I. - Moi aussi, je suis servile. Je suis servile devant les grands créateurs. Je suis servile devant mon père et ma mère, devant les producteurs, les grands créateurs, devant Michel-Ange, Léonard de Vinci... Toi aussi, tu es servile, tu n’es pas né de rien, tu as un passé. Tu ne vas pas détruire ton passé, tu dois le réinterpréter en fonction de ton avenir, de ta création. Cézanne, non plus, ne détruisait pas le passé. Et Manet avait un certain nombre de créateurs qu’il aimait, tout Manet qu’il était... Et moi, je suis un petit Monet, et après moi il y a d’autres créateurs qui avancent...


R.S. - Dans les cas que tu cites, est-ce que l’on peut parler de servilité? Il y a une estime, une admiration...

I.I. - Oui...


R.S. - Une reconnaissance.

I.I. - Oui, si tu veux, très bien. On est servile devant ce qu’on aime, ce qu’on connaît, ce qu’on reconnaît, devant ceux qui nous semblent être les maîtres du monde, les dieux...


R.S. - Oui, mais alors, on limite sa vie à n’être que cela... La servilité, c’est ça, c’est le cerf au Moyen Age.

I.I. - Non, c’est la servilité dans le sens de Dadachy, mais Dadachy parle de servilité alors que nous sommes tous serviles: nous avons des dieux, nous avons toujours à être des dieux...


R.S. - Justement, pour devenir des dieux, il ne faut pas être servile devant les autres dieux, il faut les estimer, les admirer, mais les dépasser.

I.I. - Oui.


R.S. - Alors comment peut-on les dépasser si l’on est servile?

I.I. - Je ne sais pas quel sens il veut y mettre... “Servile” peut avoir plusieurs synonymes, je ne sais pas dans quel sens il emploie ce terme.


R.S. - Il le dit de manière péjorative, dans le sens où tu n’es rien, tu n’es que la copie de l’autre...

I.I. - Mais tu me rends un service énorme, bénéfique, multiplicateur. Ce n’est pas être servile. Je le reconnais et cette reconnaissance c’est bénéfique et je ne suis pas non plus servile pour autant.



R.S. - Tu manifestes ta servilité l’égard de Léonard de Vinci, de Victor Hugo, mais tu sais jouir de cette servilité tout en jouissant de l’attaque à leur égard .

I.I. - Non, du dépassement.


R.S. - Tu veux dire que tu n’es pas un inconditionnel systématique et total de Victor Hugo...

I.I. - ... Non ... Je dis que ce sont des grands types...


R.S. - ... dans une discipline donnée ou dans plusieurs...

I.I. - ... Oui, ils ont fait de grandes choses, il faut aller plus loin.


R.S. - Oui...

I.I. - Il faut aller vers la société paradisiaque dans le cosmos. Donc, toi, tu as de grandes choses à faire... Nous sommes dans un monde ignoble où il y a des merdes mélangées à des choses bien... alors, tu écrases les merdes.


R.S. - Tu écrases les merdes?

I.I. - Oui. Voilà... Mais tu n’es pas servile, tu as les grands hommes.

R.S. - Les grands hommes?

I.I. - Oui, tu as les dieux... Tu sais ce qu'il y avait avant Dieu il y avait d’autres dieux...


R.S. - Oui, mais il n’y a qu’un dieu au même moment, pour le même objet.... il n’y a qu’un dieu du soleil.

I.I. - On peut servir des choses qui ont été faites en temps utile. Il y a des choses productives et des choses créatives. Des choses qui sont nécessaires, le pull-over, le lit, etc., et les choses créatives qui s’inventent, que tu inventes, qui doivent tendre vers la société paradisiaque du cosmos, jusqu’à la mort... Mais tu as les choses productives...


R.S. - Oui, mais quel est le rapport avec la servilité?

I.I. - Je ne sais pas... C’est le rapport du con ! … de Dadachy...  Il dit “servilité”, alors qu’il y a la production, l’utilisation de la production héritée... c’est ça... je ne sais pas, moi, quel sens il donne au mot servilité. Et toi ?


R.S. - C’est le sens commun, celui du dictionnaire...

I.I. - Ah bon ? Et bien c’est un mauvais sens... Servilité... abaissement...


R.S. - Oui, abaissement, dégradation...

I.I. - Alors que tu es peut-être Cézanne...


R.S. - Mais pour lui,  je suis servile.

I.I. - Il faut le combattre... Il est servile parce qu’il ne comprend pas notre vision de la production...


R.S. -... et de la création...

I.I. - ... et de la création.


R.S. - Bon, revenons au lettrisme. Du lettrisme, né en 1947, et exploré par toi et le groupe qui t’entoure, sont sortis différents groupes de poésie phonétique qui se chevauchent, se contredisent, s’opposent au lettrisme. Comment vois-tu cela? Ça doit te faire rire?

I.I. : C’est de l’escroquerie... Chaque poète, dans chaque pays, a ses grands imitateurs... Mais moi, j’ai précisé Baudelaire... J’ai étudié toute la poésie, aussi bien la poésie anglaise qu’allemande... Alors l’auteur escroc de la prétendue Poésie Sonore (Henri Chopin - NdR)? ... Il faut voir ce qu’il faisait en 1946, j’ai l’impression qu’il faisait de la poésie dans le genre “La tour de feu” ou la poésie de la Résistance. C’est un néo-réactionnaire par rapport aux meilleurs...


R.S. - Mais c’est pire que tu le dis, puisque dans Poésie Nouvelle, autour de 1959, il publiait encore des poèmes à mots.

I.I. - L’auteur de La Poésie sonore?


R.S. - Oui.

I.I. - C’est affreux...


R.S. - Il faut lutter contre...

I.I. - Non, non, il faut voir ce qui se fait, l’accepter dans chaque pays. -. et puis moi, comme avenir, je vois l’univers, tu sais...


R.S. - Que peux-tu accepter, puisqu’ils s’opposent au lettrisme?

I.I. - Moi, je n’y peux rien. Moi, je n’accepte pas ça... On verra, il y aura des types qui vont tomber dans les poubelles de l’Histoire et d’autres qui resteront. J’ai déjà un certain nombre de partisans... Il y a de nouveaux venus... le directeur des Cahiers de l’externité, ou Josiane Romney qui écrit une histoire de la philosophie, des grands philosophes, de Socrate et Platon à Isidore Isou. Qu’est-ce que c’est la philosophie ? la poésie ? Pour moi, le fondement c’est la kladologie... la somme des créations, la Créatique.


R.S. - On ne peut que citer tout cela, on ne peut pas le développer... La Créatique et la Kladologie, on ne peut qu’y faire allusion.

I.I. - Mais toi, tu peux expliquer ce que c’est...


R.S. - Non, il y aura une bibliographie qui va renvoyer les lecteurs vers d’autres ouvrages... Donc, dès son origine, il y a conflit autour du lettrisme, parmi ses successeurs, il y a conflit, et pourtant les gens ne sont pas au bout de leur peine, puisqu’après le lettrisme, dès 56, tu as créé la poésie infinitésimale...

I.I. -  … esthapéirisme...


R.S. - ... infinitésimale, en 60, la poésie aphoniste, puis en 92, la poésie excoordiste qui sont des domaines aussi denses et aussi complets, aussi riches de possibilités que le lettrisme.

I.I. - Oui... Mais il y a aussi la chimie, la physique... Toute la vie, la politique, la culture sont dans le chaos. Il faut surtout indiquer les grands moments sur le plan théorique et on continue sur le plan pratique... Tout cela, je le laisse à mes successeurs... La chance que nous avons eu, aussi bien toi que moi, comme Cézanne, c’est que l’on ne nous a pas crucifiés comme Jésus, que nous ne nous sommes pas suicidés, à trente et quelques années, comme Van Gogh ou comme Jarry, que nous ne sommes pas morts de froid... Alors pour l’avenir... ce que je vois... c’est une victoire totale, aussi bien sur le plan de l’économie politique que sur le reste... Maintenant, il y a des bureaucrates qui n’y connaissent rien. Ils s’occupent de leur gagne-pain. Tout le monde vole... C’est les politiciens qui volent des millions...


R.S. - Oui, le monde est une horreur.

I.I. - Oui.


R.S. - Justement, à partir de toutes tes créations, non seulement dans les arts sonores, mais dans l’ensemble de la culture, où, penses-tu, que tout cela va nous conduire?

I.I. : D’abord, je crois que je suis le plus grand créateur de tous les temps... Par la Créatique qui remplace la Raison de Descartes... J’ai fait un travail de Romain, un grand travail de 2000 et quelques pages et ensuite...


R.S. - ... attends... il y a la Créatique, qui est cette méthode de création et puis il y a tout ce qui est induit par cette Créatique, qui sont tes oeuvres dans l’ensemble de la culture...

I.I. - Oui, chimie, physique, médecine, technique... Un jour, je vois un petit gars très gentil qui me dit :“Ce qui manque c’est la pratique”. Mais le Prix Nobel a été donné à Böhr pour la théorie, et Planck, futuriste total, c’était de la physique théorique...


R.S. - Vers quelle vie, les créations dont tu es l’auteur, vont nous mener? Quelle sera la vie demain? A quelle condition l’homme pourra-t-il être enfin heureux?

I.I. - Ce sera la société paradisiaque des créateurs, et non de simples imitateurs, des producteurs. Il y aura un peu de production parce que c’est nécessaire... Tu sais, les jeunes sont écrasés à l’école, et puis il y a l’armée... Les jeunes doivent aller un peu à l’école, il faut qu’il y ait un peu de pratique... Les balayeurs peuvent devenir des créateurs par la création rapide de notre enseignement... Ce que je vois c’est la société paradisiaque... de plus en plus de créateurs... Quand une mère va faire un enfant, elle s’occupe de son berceau, de sa chambre, il faut lui trouver une place... savoir quelle place il va avoir. - C’est alors une course qui commence, mais on ne doit pas tuer les plus faibles... il y a les types honnêtes... tu comprends?


R.S. - Bien sûr.

I.I. - Sinon on va avoir une société de gangsters. Soit on les reconvertit, soit les juges les élimineront...


R.S. - Les élimineront?

I.I. - ... Oui


R.S. -  ... c’est ça que tu m’as dit ? …

I.I. - Les bourgeois, ce n’est pas nous, ni les syndicats ... Alors, maintenant, je me retrouve devant Sabatier... Tu peux être Cézanne, mais il faut que tu sois aussi énergique. Quand je suis allé chez Gallimard, quels mensonges j’ai dû faire, mais c’était un minimum, tu comprends...


R.S. - Bien sûr, je comprends... Tu ne veux rien dire d’autre?

I.I. - Je ne sais pas


R.S. - Si tu penses avoir tout dit...

I.I. - Voilà.

R.S. - Voilà... bien... Ecoute, je te remercie...


Entretien enregistré le 15 Novembre 1999, chez Isidore Isou, à Paris. Publié par Philippe Blanchon dans « La Termitière » n° 8, hiver 1999-2000. La retranscription ainsi que les précisions, en italiques placées entre parenthèses, sont le fait du rédacteur de la revue que nous remercions de nous avoir permis de reproduire ce texte.






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