ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

L’ENSEIGNEMENT DE ROLAND SABATIER

par Mirella Bandini


La rencontre de Roland Sabatier avec Isidore Isou et le Lettrisme remonte à l’année 1963, précisément en octobre, dans le cadre de la Biennale de Paris, où le créateur du Lettrisme animait une soirée dédiée à la présentation des « Nouveaux apports lettristes et aphonistes ». Des « créations orales et gestuelles » ont suivi, exécutées sur la petite scène de l’auditorium, autour d’Isou, par plusieurs poètes de son groupe. Parmi eux, Jacques Spacagna et Roberto Altmann, tout récemment venus à ce mouvement. Micheline Hachette accompagnait Roland Sabatier qui venait à peine de fêter ses 21 ans. C’est au nom de leur curiosité commune pour une certaine forme d’« avant-garde extrême » qui se manifestait à l’époque que ce premier contact a vu le jour. Déjà, à la fin de l’année précédente, Roland Sabatier avait rencontré Dufrêne, puis Brau et Wolman, à l’occasion des vernissages de la Galerie J qui, en ce début des années 60, se dépensait activement en faveur de la modernité. C’est d’eux, mais plus particulièrement du premier, qu’il eut une certaine idée du Lettrisme — le hasard a fait que c’est très exactement un an après, en octobre 1964, que, avec lui et Micheline Hachette, tous ces protagonistes se retrouveront réunis dans l’exposition de la Galerie Stadler, Lettrisme et Hypergraphie, qui marquera la rupture définitive du trio Dufrêne-Brau-Wolman avec le groupe orthodoxe d’Isou.

La rencontre de la Biennale fut, de ce fait, une certaine manière de reconnaissance, le premier contact direct qui, en dehors de quelques mots à Isou, conduisit Roland Sabatier à se rapprocher d’Altmann qui le convia aussitôt à participer à la prochaine réunion du groupe organisée, quelques jours après, à la galerie Connaître. C’est dans ce lieu de la rue Bonaparte où se tenait le Micro salon lettriste qu’il retrouvera Isou et les lettristes présents avec lesquels commencera un dialogue qui, en ce qui concerne plus particulièrement Isou, sans jamais avoir été interrompu, se poursuit encore aujourd’hui. C’est des livres que Maurice Lemaître lui prêta ce jour-là qu’il retirera ses premières connaissances des conceptions du Lettrisme ; ceux d’Isou suivront, à travers lesquels ces dernières seront approfondies.

De ce moment crucial, on ne peut dire si le Lettrisme a « absorbé » Sabatier ou si, lui-même, a « absorbé » le Lettrisme. Quoi qu’il en soit, avec le recul, son œuvre de ces années-là l’atteste, la passion et l’énergie dont il fit preuve, immédiatement, le conduisirent à pénétrer littéralement, le plus possible, sinon tout, du Savoir que ce mouvement dévoilait d’inédit.

Si, sa formation à l’extérieur du Lettrisme, à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse, puis à celle des Arts du théâtre de la rue Blanche, à Paris, lui permit de privilégier d’abord, les explorations plastiques et scéniques — il fait paraître, en 1964, sa pièce de théâtre discrépant Graal ou la leçon des rois , des partitions de ballets, ses Electrographies, en 1963, où il appliquait sa connaissance de la régie, la série Les Erreurs, ses premières œuvres infinitésimales et supertemporelles ou le recueil Lettries ronflantes —, c’est sa formation à l’intérieur du Lettrisme qui l’amènera à s’engager concrètement dans l’ensemble des disciplines investies par ce mouvement.

Depuis, Roland Sabatier occupe un rôle très important dans ce groupe d’avant-garde, en raison de sa personnalité qui l’a conduit, dans le cadre de l’organisation d’expositions, d’actions ou d’initiatives éditoriales, à prendre des positions courageuses, mais surtout en raison de l’originalité et de la diversité de ses réalisations qui introduisent un certain nombre de nuances créatrices dans tous les champs des ramifications culturelles complexes du mouvement fondé par Isidore Isou dans différents domaines de la Culture — depuis la poésie et la musique jusqu’au théâtre et au cinéma, en passant par la peinture, le roman, l’architecture, l’économie ou la psychologie.

De cet ensemble foisonnant en tous sens, me semblent émerger, plus particulièrement, les œuvres à caractère conceptuel, telles que Manipulitude, son roman hypergraphique de 1963 ouvert à la participation des lecteurs ; l’ingénieux Roman à dérouler, de 1964 ; ses « rayogrammes » à écritures, recueillis sous le titre de La Bouche , en hommage à Man Ray dont il a été proche; la somme composant ses Oeuvres poétiques et musicales(…) que je n’ai pas composées, qui traduisent, en 1976, l’anéantissement extrême de la poésie et de la musique lettriques et qui firent l’objet d’une émission radiophonique ; sa pièce de théâtre discrépante qui fut partiellement représentée, en 1964, au Conservatoire de Paris ; de même que son film Les Preuves parmi ses nombreuses réalisations filmiques, ou, encore, et pour ne m’en tenir qu’à quelques-unes, certains de ses projets architecturaux qui accompagnaient le manifeste qu’Isou, en 1968, consacrait à cet art.

Déjà, en 1971, dans un texte intitulé Les tableaux polythanasiques de Roland Sabatier, le fondateur du Lettrisme manifestait, en même temps que son estime, la justesse et l’intérêt de l’action de cet artiste en affirmant qu’il « est déjà reconnu et même célèbre pour ses œuvres dans un groupe peu préoccupé d'être méconnu à l'extérieur, persuadé de forger, par des constructions et des destructions, son monde immortel dans la galaxie de l'Art ». Ce créateur, qui, toujours à ses yeux, « a l'intelligence des grands peintres », vaut pour avoir « exploré un territoire de la Lettre et du Signe et de la Particule Infinitésimale, qui a défini sa place dans un domaine que les exigences du Quintessentiel finiront par imposer, dans un bruit régulier de démolitions de l'inutile, comme l'unique système original surgi après la dernière guerre mondiale ». Evoquant dans ce même écrit « les combats sociaux déroulés autour de nous, les polémiques contre les pseudo-individus ou les pseudo-groupes, de plus en plus compromis », auxquels son camarade a participé, et relevant également sa contribution à « une espèce d'exigence du Meilleur qui accomplit dans notre temps un immense effort multiplicateur d'épuration », Isou assure que « tout cela semble porter Roland Sabatier aux premières places de la réalisation Plastique de notre siècle, comme une facette inoubliable du diamant visuel. »

Très récemment encore, dans Les Cahiers de l’Externité, Sylvain Monségu aboutit à un constat analogue en définissant Roland Sabatier comme « figure majeure du mouvement, tant par son œuvre personnelle pluridisciplinaire que par le leadership qu'il assume très tôt à l'intérieur du mouvement ».

C’est précisément du poids de ce travail, de celui de cet ensemble de connaissances, et de cette confiance témoignée, que se chargent toutes les œuvres de Sabatier et, particulièrement, celles, dont quelques-unes, déjà anciennes, datent de 1989, qu’il regroupe sous le titre d’Œuvres de pédagogie esthétique.

Au premier regard, la disparité des formes proposées ainsi que des moyens mis en œuvre pour leur réalisation n’apparaît pas, tant elle est atténuée, gommée même, par des traits communs qui fondent leur unité: chacune comporte au moins une toile, toujours recouverte d’un même ton noir suggérant la perpétuation du tableau des écoles, dont le côté gauche, marqué de courts traits horizontaux, superposés et diversement colorés, semblent symboliser les marges ou les débuts des lignes d’un cahier.  Chaque fois un texte manuscrit recouvre le support, transcrit d’une main maladroite en blanc avec pour objectif de poser ou d’expliquer une problématique artistique particulière. En complément, différents objets dont le choix dépend du thème et, surtout, de la forme esthétique considérée.

Car ces œuvres, avant d’être pédagogiques, sont d’abord hypergraphiques pour certaines et infinitésimales pour d’autres, c’est-à-dire qu’elles explorent les territoires formels inédits constitués, d’un côté, par l’art de l’immensité des signes de la communication, de l’autre, par celui des expressions virtuelles ou imaginaires. Leur intérêt majeur tient de ces qualifications par rapport auxquelles l’expression pédagogique ne représente qu’une plus-value thématique, elle-même originale, en tant qu’elle est nourrie des conceptions les plus avancées de la réflexion sur l’Art.

Même si le propos de l’artiste est ailleurs, nimbé dans une esthétique, ces œuvres me semblent être en correspondance avec les formules mathématiques d’Isou qui, brassant toute la culture créatrice, en embrasse, au travers d’étonnantes, curieuses et presque magiques notations, son universalité. A sa manière, Sabatier est quelque part dans une même idée : il inclut dans son rôle ce même travail de systématisation. Ses schémas, ses directives, ses réinterprétations réduisent à l’essentiel d’une structure opérante une somme immense de Savoirs particularisés. On le voit, et comme il le dit, il nous fait passer par où, lui-même est passé et, c’est là que, le rejoignant, nous nous retrouvons avec lui, pour partager à la fois son formalisme et les conceptions sur lesquelles celui-ci s’appuie.

Cela se perçoit face au gigantesque schéma de 35 mètres de long qu’il a conçu, en 1993, à la XLV Biennale de Venise pour présenter les arts visuels du Lettrisme par une mise en scène de leur position historique et de leurs acteurs. D’un simple point de vue autoptique, cette œuvre nous découvrait 30 000 ans d’une évolution fluide et organisée des fils séculaires, techniques et esthétiques, jusqu’alors emmêlés, à la fois de l’écriture, du roman et de l’art plastique.

Ce qui pourrait le mieux caractériser ces œuvres, c’est qu’elles représentent plusieurs manières de cours sur l’Art. Des cours donnés, hors des voies habituelles, par les œuvres elles-mêmes, et cela en tous lieux où elles sont montrées . Chacune « parle », en incluant dans ce qu’elle est, à savoir un dépassement précis dans une évolution déterminée, des tentatives d’explications de ce dépassement. Souvent, elles se jouent du passage d’un art à un autre pour aboutir, dans l’art infinitésimal, à l’établissement de correspondances avec les différentes configurations formelles passées. Ainsi, dans Réinterprétation infinitésimale d’une œuvre expressionniste, à partir d’un arrangement d’éclairage intense, il propose la possibilité de l’existence d’une œuvre in-imaginaire déformée, monstrueuse et fantastique, caractéristique de l’exploration « expressionniste » de cet art. Ailleurs, il occulte une de ses réalisations de multi-écritures par une projection de confettis colorés qui suggèrent le dépassement de cet art par un défilement vertigineux de représentations brèves pour construire un super-ensemble mental d’une densité extraordinaire, inconnue à ce jour. Dans Démonstration sur l’hypergraphie, il juxtapose des pages d’écritures alphabétiques à plusieurs de ses croquis « à vue », de nus ou de plâtres antiques, qu’il avait exécutés en 1958-1959 aux Beaux-Arts de Toulouse, pour établir un complexe de bi-écriture qui, échappant aux spécificités propres, à la fois, des dessins figuratifs et de la simple transcription, s’affirme comme ressortissant de l’univers de l’art des signes. Abordant dans un autre cas le cinéma, il explique la nécessité pour cet art de s’accorder à l’évolution moderne des autres cadres formels et, comme exemple de ces « aberrations » que l’art filmique exige, il édifie un déroutant Film de bouts de ficelles.

Parfois son action didactique s’accomplit à travers la critique, comme dans le cas de l’une des propositions de Joseph Beuys dont il reprend sans le désigner, mais sous le titre explicite de What about plastic art creation ?, le dispositif pour le « corriger », démontrant ainsi, contre l’erreur dialectique de l’artiste allemand, les multiples possibilités des emplois précis de l’objet figuratif dans les arts visuels passés ou présents.

Justement, en considérant ces œuvres et, également le fait que Roland Sabatier a créé, en 1989, le cours Peinture et signes aux Ateliers des Arts Décoratifs, et qu’il professe aujourd’hui dans un Institut de Culture et de Communication, on peut, jusqu’à un certain point, mettre en parallèle son activité formatrice avec celle du professeur des Beaux-Arts de Düsseldorf. Même si leur action a été entreprise à des moments et avec des moyens différents, tous deux ont ressenti la même nécessité de se prolonger dans la dimension de la pédagogie et de concevoir dans ce cadre un enseignement qui, sous une forme ou sous une autre — je pense aux déclarations et aux schémas propres à chacun — leur revenait comme partie intégrante de leur œuvre. En dehors de tout résultat obtenu, la différence, à mon sens, tient au fait que là où l’auteur de Das Kapital n’apprenait à ses étudiants que ce qu’il était lui-même, Sabatier, persuadé que tout savoir inédit exige d’être défendu et propagé, apprend aux siens le Savoir de la Créatique et de ses conséquences kladologiques sur la vie spirituelle et pratique de chacun. C’est en ce sens que l’activité débordante de l’auteur de Manipulitude répond pleinement à la finalité généreuse du Lettrisme. Considérant qu’une œuvre n’est rien hors du système qu’elle incarne, l’auteur parle plus des apports du mouvement auquel il appartient que de ses propres réalisations : « je suis très orgueilleux pour le Lettrisme, dit-il dans un entretien avec Alexandre Fillon, mais je suis très modeste à l’égard de ce que je fais, qui n’est qu’une approche possible du Lettrisme. »

A parcourir le travail immense qu’il a accompli depuis presque ces 45 dernières années, nous ne pouvons qu’en venir à partager pleinement les vues d’Isidore Isou lorsqu’il déclare que « Le mouvement lettriste et esthapéïriste s'imposera et durera justement parce qu'il peut s'exprimer par des peintres comme Roland Sabatier et par son éventail d’œuvres. »


Mirella Bandini

Turin, le 1er octobre 2006.


Ce texte, traduit de l’italien par Anne-Catherine Caron, a été publié pour la première fois dans « Semaine » (revue hebdomadaire pour l’art contemporain) n°109, octobre 2006 à l’occasion de l’exposition de Roland Sabatier, « Œuvres de pédagogie esthétique » au SEPA, Site expérimental de pratiques artistiques Bon accueil de Rennes.






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