SABATIER lettrisme

 
 


Ce texte de Roland Sabatier a été lu par lui-même, le lundi 11 mars 2013, au Centre Pompidou, dans le cadre du « Nouveau Festival » organisé par Bernard Blistène, en guise de présentation de la séance « Expériences lettristes : le cinéma hypergraphique » consacrée à la projection des films « Amos ou Introduction à la métagraphologie » (1953) d’Isidore Isou, « Au-delà du déclic »  (1965) de Maurice Lemaître et « Évoluons encore un peu dans le cinéma et la création » (1972) de Roland Sabatier.


Les trois films qui vont vous être présentés sont marqués par une même particularité : ils sont tous les trois représentatifs d’une nouvelle forme de cinéma, précisément le cinéma métagraphique (ou hypergraphique) qui fut créé en 1952 et dont Amos ou Introduction à la métagraphologie , d’Isidore Isou, est la première réalisation du genre.

Pour saisir concrètement ce que ce terme de « cinéma métagraphique » recouvre et surtout afin de déterminer son originalité, il est nécessaire de revenir en arrière, en 1951.

J’avance ici, qu’à cette date, Isidore Isou a instauré le développement moderne du cinéma traditionnel. Par là, j’entends qu’il a effectué dans cet art la même coupure que celle qu’avait accomplie Baudelaire, Stendhal ou Monet, respectivement dans la poésie, le roman ou l’art plastique, et qui, dans ces mêmes secteurs formels, devait mener aux expressions ultimes de Tzara, Joyce ou Duchamp.

Cette coupure est incarnée, en 1951, par son film, Traité de bave et d’éternité, qui, en séparant le son et l’image du film, dévoilait le montage discrépant, permettant ainsi à chacune des parties de s’approfondir de manière autonome sans avoir à se préoccuper de l’anecdote générale à laquelle ces parties étaient enchaînées. La bande-son pouvait dès lors reprendre à son compte l’ensemble des formes prosodiques issues du roman, tandis qu’à son tour, la bande-image, devenue indépendante, était recouverte par des altérations, des grattages et des inscriptions nécessaires pour mettre en doute la réalité des reproductions.

L’année suivante, en 1952, ce cheminement purificateur l’a conduit à affirmer dans son Esthétique du cinéma, parue dans la revue Ion, que « Le cinéma étant mort, on doit faire, du débat, un chef-d’œuvre. La discussion, appendice du spectacle, doit devenir le vrai drame. On renversera ainsi l’ordre habituel des préséances ».

Le Film-débat, réalisé la même année au Musée de l’Homme, réduisait l’art filmique à des discussions entre les spectateurs au sujet d’une œuvre imaginaire.

Ce faisant, il signifiait qu’un certain cinéma venait de mourir et non tout le cinéma – comme un de ses disciples de l’époque l’avait malencontreusement compris au point d’aboutir à l’idée saugrenue que toutes les propositions artistiques devaient disparaître.

L’expression filmique métagraphique ou hypergraphique vient à la suite de ce cinéma devenu anti-cinéma et, au-delà de sa perte nécessaire, constitue une structure formelle à part entière qui, à son tour, va engendrer une exploration constructive puis destructive de son univers. Les trois films présentés, réalisés à des dates différentes, témoignent de la richesse et de la variété de cette exploration.

Cette nouvelle conception du cinéma métagraphique prend sa source dans un élargissement de l’écriture qu’Isou a théorisé en 1949-1950 dans son essai La définition, l’évolution et le bouleversement total du roman et de la prose qui précédait Les Journaux des Dieux. Il s’agissait de dépasser les alphabets aux signes limités et statiques pour proposer leur réunion dans un système unique de transcription et aboutir au nombre incalculable de « caractères » ou de « signes », existants ou inventés (idéographiques, lexiques et alphabétiques) capable de représenter la totalité des éléments visuels et sonores de la communication.

En lieu et place des anciens cadres de l'épistémologie et de la sémiologie, le système métagraphologiques ou hyper-graphologique fonde la double face du Savoir, la première en relation avec l'intégralité de signifiants, la seconde avec celle de l'ensemble des signifiés.

En raison de son ouverture constante à une immensité de signes concrets, cette structure se pose comme le lieu où les notions en cours, de message, de référent, de code ou de décodage, de média, de transaction même, s’énoncent, redéfinies dans leurs contenus exacts, leurs limites et leur portée, à travers l’ensemble des valeurs quintessentielles de la totalité des disciplines du Savoir et de la Vie.

Ce système de notation a d’abord été appliqué au roman puis à l’ensemble des arts visuels - donc au cinéma - auxquels elle permet, au-delà de l’épuisement de leurs formes anciennes, d’envisager des investigations formelles inédites. Ainsi, rapidement s’imposeront, une Peinture, un Théâtre, une Architecture, une Photographie… basés sur les poly-signes, qui enrichiront encore ces expressions.

Dans le cinéma, les éléments notatifs inédits de cette structure prendront la place des anciennes reproductions optiques et auditives antérieures pour constituer une authentique écriture filmique unifiée. Les signes, tantôt sonores, tantôt visuels, apparaîtront sur l’écran les uns à la suite des autres pour s’organiser autour de thèmes amples et descriptifs – déchiffrables -, ensuite, en eux-mêmes et dans l’indifférence croissante du sujet, pour aborder des cadences plus denses, hermétiques et finalement absurdes ou instinctivistes – non déchiffrables -  magnifiant le cinéma anti-métagraphique ou anti-hypergraphique.

(À l’attention de ceux, ici, qui souhaiteraient approfondir cette dimension du cinéma, je suggère la lecture de l’ouvrage de Frédérique Devaux, Le Cinéma lettriste (1951-1991, publié par Paris-Expérimental.)

À plusieurs reprises, j’ai employé indifféremment les vocables « métagraphique » et « hypergraphique ». La raison en est que « Métagraphie » est le terme premier auquel Isou a pensé pour désigner cette nouvelle écriture, mais, vers 1952-1953, il lui substitua celui de « Hypergraphie » (écriture supérieure, super-écriture ou écriture au-dessus de toutes les écritures) qui rendait mieux compte de la nature totale et multiple de cette poly-transcription inédite, alors que la précédente désignation, par analogie avec le « métalangage », pouvait donner à penser que son objectif limité résidait dans la réflexion de l’écriture sur l’écriture.

En même temps il souhaitait se démarquer de plusieurs de ses disciples qui s’étaient séparés de lui et de ses conceptions pour concevoir, dans le cadre du groupe dissident de «l’Internationale Lettriste», des « Métagraphies » dites « influencielles » qui n’avaient plus aucun rapport avec la spécificité et la richesse des multi-écritures et qui, dans cette même cette résonance lexicale, revenaient en arrière en exposant des collages de facture néo-dadaïstes de 1918-1920 inspirés de Heartfield et de Baader que, justement, l’authentique métagraphie proposait de dépasser.

Depuis, toutes les réalisations de poly-écritures postérieures se réfèreront uniquement à la seule nouvelle dénomination.


AMOS OU INTRODUCTION À LA MÉTAGRAPHOLOGIE (1953)

C’est Isou qui a conçu le premier film hypergraphique, en 1953, un an après avoir publié son Esthétique du cinéma et deux ans après la présentation à Cannes de son Traité de bave et d’éternité.

Il s’agit d’Amos ou Introduction à la métagraphologie, explicitement donné comme un film, cela même s’il délaisse les supports du cinéma traditionnels pour se perpétuer, du moins à l’origine,  sous la forme imprimée d’un livre.

L’œuvre juxtapose neuf photographies à un texte disposé en regard.

Les photographies, rehaussées d’une multitude de signes colorés, se partagent, comme autant de chapitres successifs, le déroulement temporel pour composer « un sketch en soi : après une vue sur la chambre de l’auteur, on voit celui-ci en train de se peigner, sortir dans la rue et rencontrer deux amis avec lesquels il se dirige vers les arcades de la place Saint- Michel ».

Dans ce cadre, les objets de la réalité figurant sur les photographies (les visages, la chambre, la rue) doivent s’entendre comme autant de simples signes idéographiques que complètent et précisent, les signes inventés qui leur sont superposés.

Le son, prophético-philosophique centré sur le devenir Paradisiaque et, en discrépance avec les images, aborde la relation entre les arts et les sciences pour préciser la délimitation exacte de l’harmonie et de l’exactitude.

Il propose la nécessité de création des Lois métagraphologiques comprenant une morphologie, une syntaxe et une grammaire inédite et l’intégration dans la structure générale des poly-écritures des données des mathématiques et de l’architecture et, également, des différentes formes d’enregistrement comme la photographie, le cinéma, le disque et le film.

La version filmée que vous allez voir a été réalisée en 1984 sous la direction de l’auteur et substitue au support livresque le support traditionnel du cinéma dans le plus scrupuleux respect de la version initiale. La lecture à plusieurs voix du texte accompagne l’enchaînement des photographies filmées en plans fixes.

Pour n’avoir pas pu rassembler les gouaches originales de 1953 qui étaient en couleur, les 9 photographies ont été reprises dans la publication d’origine dans laquelle elles étaient reproduites en noir et blanc.


AU-DELÀ DU DÉCLIC (1965)

Le film de Maurice Lemaître, Au-delà du déclic, a été proposé en 1965, également, comme celui d’Isou, sous la forme d’une publication principalement axée sur la reproduction d’une vingtaine de savantes et complexes photographies hypergraphiques, marquées fréquemment par l’autobiographique que justifie l’auteur lui-même par le fait que « L’aventure d’un héros se lit d’abord sur son visage, les signes des rides constituant les strates hypergraphiques de son histoire (…) Puis les signes-particules s’accumulent, venant d’autres planètes du contenu, s’agrégeant selon le rythme du défi personnel, et commencent à défigurer l’homme jusqu’à lui donner son vrai visage de « dieu » »

Dans cette publication, la bande-son, indépendante de ces images, est figurée par de rares indications, d’ailleurs très ponctuelles, en rapport avec une unique et courte émission lettrique complétée par la présence de deux ou trois interventions conceptuelles.

Pour avoir assisté à sa projection il y a longtemps, je n’ai pas gardé le souvenir précis du report de cette réalisation sur la pellicule, mais il semble que ce transfert ait été accompli plus tard, en 1978, en donnant lieu à des enrichissements dans la section sonore qui a été largement développée à cette occasion par une récitation continue de plusieurs poèmes lettristes interprétés par l’auteur.


ÉVOLUONS (ENCORE UN PEU) DANS LE CINÉMA ET LA CRÉATION (1972)

Si les films précédents, d’Isou et de Lemaître s’en tiennent à une exploration « primitive » ou « classique » du cinéma hypergraphique, Évoluons (encore un peu) dans le cinéma et la création, dont je suis l’auteur et que j’ai réalisée en 1972, aborde dans cet art les configurations hermétiques et denses, voire partiellement anéanties, de cette forme de cinéma.

Dans ce film, la manière de ne plus montrer les éléments importe plus que les éléments eux-mêmes.

La section visuelle est représentée pas des images banales, récupérées et laissées en l’état, qui s’assemblent afin d’esquisser les différents sujets abordés par l’histoire du cinéma : policier, sentimental, documentaire, etc.

Les inscriptions hypergraphiques habituellement introduites dans l’image sont ici données à part, dans la section sonore, sous la forme énoncée de la description détaillée de chacun de ses signes.

Pris entre un son qui articule des lettres ou des syllabes et une photographie qui semble se suffire d'être ce qu'elle est, le cinéphile doit mentalement assurer les transpositions du premier sur le second.

À son sujet Isou a écrit : « Ce film est réellement magique à la fois démoniaque et divin, car il est formé de cercles d'incompréhension constituant des abîmes de trouble terrorisant, au-delà desquels on perçoit la possibilité d'une échappatoire, une lueur, une aurore bénéfique qui serait constituée du dévoilement des secrets de notre emprisonnement.

Les images ouvertes, simples, bienheureuses, qui accompagnent comme bande-image, la bande-son (…), nous laisse espérer une existence faite de simplicité édénique, mais inabordable sans le dépassement du texte des nombres, symboles des relations qui nous emprisonnent. Ce film ouvre de hautes possibilités de développement et d'épanouissement. »


Je dois à présent laisser la place à la projection, en espérant que ces quelques mots d’introduction vous aideront à saisir l’originalité et l’intérêt de ces trois films.

S’il le faut encore, je précise, qu’avec ce genre cinématographique, il ne s’agit pas de sauver le monde (comme dans les productions américaines) mais seulement de se sauver du monde – du seul monde du cinéma banalisé.

Et à l’attention de ceux qui ne le croiraient pas, je termine, un peu comme une provocation, avec la citation d’Isou qui clôture son Esthétique du cinéma, donc de 1952, avec : « Ceux qui considèrent l’art autrement que sous l’aspect d’une forme gratuite sont des pauvres types. L’art n’est pas sérieux, mais le travail de l’artiste qui cherche à atteindre la gratuité est pénible, car l’homme en est encore à se débattre entre l’opium et le médicament. »







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    EXPERIENCES LETTRISTES: LE CINEMA HYPERGRAPHIQUE

Présentation de Roland Sabatier

LE NOUVEAU FESTIVAL (11 mars 2013) Centre Pompidou